Budur leva les yeux de son texte et expliqua :
— C’était une description très succincte de la théorie cœur-périphérie. Khaldun dit aussi que l’islam n’a pas d’État-cœur auquel les autres États peuvent se rallier.
Ses auditeurs hochèrent la tête. Ils savaient tout ça. L’absence d’alliance coordonnée sur les différents fronts pendant la guerre avait été un sérieux problème, aux conséquences parfois terribles.
— Khaldun parle aussi du problème économique récurrent de l’islam, qui trouve sa source dans les pratiques bédouines. Il dit de ces dernières : « Les endroits qui tombent entre les mains des bédouins sont aussitôt dévastés. La raison en est que les bédouins sont un peuple de sauvages, parfaitement habitués à la sauvagerie et à ses causes. La sauvagerie est devenue pour eux une sorte de seconde nature. Ils l’apprécient, parce qu’elle leur rappelle qu’ils sont libres de toute autorité, et qu’ils ne se soumettent à aucun chef. Une telle disposition naturelle est l’opposé et la négation même de toute forme de civilisation. » Puis il poursuit en disant : « Il est dans leur nature de piller tout ce que les autres peuples possèdent. Leur nourriture, ils la trouvent partout où s’étend l’ombre de leurs lances. » Ensuite, il nous expose sa théorie de la valeur du travail : « Le travail est désormais la seule vraie base du profit. Quand le travail n’est pas apprécié à sa juste valeur et récompensé, l’espoir de profit diminue, et aucun travail productif ne peut être effectué. Les populations sédentaires se dispersent, et la civilisation décline. » C’est vraiment extraordinaire, tout ce qu’a vu Khaldun, et cela à une époque où les gens à Nsara mouraient de la peste, et où dans le reste du monde les gens ne pensaient même pas à l’histoire.
Sa lecture touchait à sa fin. Ses auditeurs s’engoncèrent dans leurs fauteuils et dans leurs lits, se recroquevillant dans l’attente des longues heures vides de l’après-midi.
Budur s’en alla, en proie à ce mélange désormais habituel de culpabilité, de soulagement et de plaisir, et se rendit cette fois directement au cours de Kirana.
— Comment pouvons-nous transcender nos origines ? lui demanda-t-elle d’une voix plaintive. Quand notre foi nous commande de ne pas y renoncer ?
— Notre foi ne dit rien de tel, répondit Kirana. C’est juste quelque chose que les fondamentalistes disent pour conserver leur emprise sur nous.
Budur se sentit troublée.
— Mais que faut-il penser de ces passages du Coran dans lesquels il est dit que Mahomet est le dernier prophète et que la loi coranique doit s’appliquer jusqu’à la fin des jours ?
Kirana secoua la tête, l’air agacée.
— Encore une fois, c’est faire d’un cas particulier une loi générait, ce qui est vraiment la tactique favorite des fondamentalistes. En fait, il y a, dans le Coran, certaines vérités dont Mahomet a dit qu’elles étaient éternelles – et notamment cette réalité existentielle selon laquelle tous les individus sont fondamentalement égaux entre eux. D’ailleurs, comment cela pourrait-il jamais changer ? Mais les problèmes dont le Coran parle le plus, et qui se posèrent surtout à l’époque de la construction de l’État arabe, changèrent au gré des circonstances, et même dans le Coran proprement dit. Au sujet de l’alcool, par exemple, ses recommandations ne sont pas toujours les mêmes. D’où le naskh, qui stipule que les recommandations les plus récentes du Coran l’emportent sur les plus anciennes. Les dernières paroles du prophète étaient très claires : nous devions nous ouvrir au changement, afin d’améliorer l’islam, d’apporter des solutions morales correspondant à l’esprit du Coran, mais qui permettraient de répondre à des problèmes nouveaux.
— Je me suis toujours demandé si l’un des sept scribes de Mahomet n’avait pas pu ajouter dans le Coran quelques-unes de ses propres idées, dit Budur.
Encore une fois, Kirana fit un signe de dénégation.
— Rappelle-toi la façon dont le Coran a été écrit. Le mushaf, c’est-à-dire le document matériel final, a été rédigé par Osman, qui avait réuni tous les témoins encore en vie après la mort de Mahomet – ses scribes, ses femmes, ses compagnons –, et, tous ensemble, ils se mirent d’accord pour reconnaître une seule et unique version du livre saint. Aucun ajout personnel n’aurait pu passer entre les mailles d’un tel filet. Non, le Coran parle d’une seule voix, celle de Mahomet, celle d’Allah. Et c’est un important message de justice et de paix pour la Terre ! Ce sont les hadiths qui contiennent des faux messages, réimposant hiérarchie et patriarcat, où les cas particuliers sont transformés en lois générales. C’est dans les hadiths qu’est abandonné le grand jihad, le combat que chacun doit mener contre ses propres tentations, au profit du petit jihad, la défense de l’islam contre toute attaque. Non. Dans bien des cas, les dirigeants et les religieux ont déformé le Coran pour défendre leurs intérêts particuliers. C’est ce qui s’est passé dans toutes les religions, bien sûr. C’est inévitable. Tout ce qui est divin doit se présenter à nous vêtu d’habits humains, et donc nous parvient changé. Le divin est pareil à la pluie tombant sur Terre, réduisant en boue tous nos efforts pour parvenir à la divinité – sauf dans ces rares moments de totale inondation décrits par les mystiques, où nous ne sommes plus que pluie. Mais ces moments sont toujours extrêmement brefs, comme les soufis eux-mêmes s’accordent à le reconnaître. Nous ne devrions pas hésiter à briser le calice des circonstances, quand il le faut, pour arriver à la vérité de l’eau qu’il contient.
Encouragée, Budur demanda :
— Alors, comment faire pour devenir des musulmans modernes ?
— C’est impossible, rétorqua la vieille femme au tricot, sans que s’interrompe le cliquetis de ses aiguilles. Il s’agit d’un ancien culte du désert qui n’a apporté que ruine et désolation à d’innombrables générations, dont la tienne et la mienne, hélas. Il est temps de le reconnaître et d’aller de l’avant.
— Mais vers quoi ?
— Vers tout ce qui voudra bien se présenter ! s’écria la vieille dame. Vers les sciences, vers la réalité elle-même ! Pourquoi se cramponner à ces anciennes croyances du désert ? Il ne s’agit jamais que de la domination des faibles par les forts, des femmes par les hommes. Mais ce sont les femmes qui portent les enfants et qui les élèvent, plantent les semailles et font les récoltes, font à manger, s’occupent de la maison et des personnes âgées ! Ce sont les femmes qui font le monde ! Les hommes font la guerre, et en font ce qu’il y a de plus important, avec leurs lois, leurs religions et leurs armes. Des bandits, des gangsters, c’est ça l’histoire ! Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous plier à ça !
Le silence se fit dans la classe, et la vielle dame se remit à manier ses aiguilles comme si elle était en train d’assassiner tous les rois et tous les religieux de la Terre. Soudain, ils entendirent tomber la pluie, les cris des enfants qui jouaient dans la cour, et le bruit des aiguilles de la vieille dame, qui cliquetaient comme un appel au meurtre.
— Mais alors, si nous nous engageons sur cette route, dit Naser, les Chinois auront gagné pour de bon.
Le silence se fit encore plus assourdissant.