La vieille dame finit par répondre :
— S’ils ont gagné, ce n’est pas par hasard. Ils n’ont pas de dieu, et ils adorent leurs ancêtres et leurs descendants. Leur humanisme leur a permis d’accomplir d’immenses progrès, d’étudier les sciences – tout ce dont nous avons été privés !
Le silence s’accrut encore, tellement qu’ils purent entendre la corne de brume, là-bas dans le port, meuglant sous la pluie.
— Mais tu ne parles que de leurs élites, remarqua Naser. Leurs femmes avaient les pieds bandés si serré que cela les estropiait, comme ces oiseaux auxquels on coupe les ailes. Ça aussi c’est la Chine. Ce sont de sacrés enculés, je te le dis tel quel. Je l’ai vu à la guerre. (Il se tourna vers les autres.) Je ne vous dirai pas ce que j’ai vu, mais je le sais, croyez-moi. Ils n’ont aucun sens de la divinité, et donc aucune règle de conduite ; rien qui les empêche de faire preuve de cruauté. Et pour être cruels, ils sont cruels. Ils ne considèrent pas les gens qui vivent hors de Chine comme de vrais êtres humains. Seuls les Han sont humains. Les autres sont des hui hui, comme les chiens. Arrogants, cruels au-delà de toute expression – il ne me semble pas bon du tout de chercher à les imiter, de faire en sorte qu’ils aient gagné à ce point-là.
— Mais nous n’étions pas meilleurs qu’eux, répondit Kirana.
— Sauf quand nous nous comportions en vrais musulmans. Ce qui serait un excellent sujet pour un cours d’histoire, je trouve, serait de se concentrer sur ce qu’il y avait de meilleur dans l’islam, qui a traversé le temps, et de voir si cela peut nous aider aujourd’hui. Chaque sourate du Coran nous y incite par ses premiers termes : Au nom de Dieu, le miséricordieux, le très miséricordieux, plein de miséricorde. La compassion, le pardon – comment exprimer tout ça ? Ce sont des concepts que les Chinois n’ont même pas. Les bouddhistes ont essayé de les leur apporter, mais on les a traités comme des mendiants et des voleurs. Pourtant ce sont des concepts fondamentaux, au cœur de l’islam. Notre vision est celle d’un peuple uni comme une seule famille, ayant pour seule règle la compassion et le pardon. C’est ce qui a motivé Mahomet, conduit par Allah ou par son seul sens de la justice, par l’Allah qui est en chacun de nous. C’est ça, l’islam, pour moi ! Voilà ce pour quoi je me suis battu pendant la guerre. Voilà les qualités que nous pouvons apporter au monde et que les Chinois n’ont pas. L’amour, pour dire les choses simplement. L’amour.
— Mais si ces choses ne nous permettent pas de vivre…
— Assez ! s’écria Naser. Pas de ce bâton-là, s’il vous plaît. Je ne vois aucun peuple sur Terre qui vive de bons sentiments. C’est d’ailleurs ce que devait voir Mahomet quand il regardait autour de lui : de la sauvagerie, partout, des hommes comme des bêtes. C’est pourquoi chaque sourate commence par un appel à la compassion.
— Tu parles comme un bouddhiste, dit-elle.
Le vieux soldat était d’ailleurs prêt à le reconnaître.
— La compassion, n’est-ce pas le principe directeur de leurs actions ? J’apprécie ce que les bouddhistes font dans ce monde. Ils nous font beaucoup de bien. Ils ont fait beaucoup de bien aux Japonais, et aux Hodenosaunees. J’ai lu des livres expliquant que nous devons tous nos progrès scientifiques à la diaspora japonaise, qui est la dernière et la plus puissante des diasporas bouddhiques. Ils ont repris les idées des anciens Grecs et de Samarkand.
— Nous devrions peut-être chercher ce qu’il y a de plus bouddhique dans l’islam, dit Kirana. Et le cultiver.
— Je vous le dis, faisons fi du passé !
Clic, clic, clic !
Naser n’eut pas l’air d’approuver.
— Et c’est comme ça qu’on verra arriver une nouvelle sauvagerie, scientifique. Comme pendant la guerre. Nous devons garder les valeurs qui nous paraissent bonnes, qui suscitent la compassion. Nous devons garder ce qu’il y a de mieux dans nos traditions, et créer quelque chose de nouveau, quelque chose de mieux qu’avant.
— Cela me paraît être de bonne politique, dit Kirana. Mais n’est-ce pas, après tout, ce que Mahomet nous a enjoint de faire ?
8
Tels étaient l’amer scepticisme de la vieille femme, l’espoir obstiné du vieux soldat, la quête insatiable de Kirana, une quête dont les réponses ne la satisfaisaient jamais, mais qu’elle poursuivait, idée après idée – les confrontant à la façon dont elle ressentait les choses, à trente années de boulimie de lecture, à la piètre vie menée derrière les quais de Nsara. Budur, encapuchonnée dans son ciré, courait en courbant le dos sous la pluie, vers la zawiyya. Elle sentait tout un monde invisible se presser autour d’elle – la rapide et vigoureuse désapprobation de jeunes passants estropiés, les nuages en effervescence, les mondes secrets qui gravitaient dans toutes ces choses qu’Idelba étudiait au laboratoire. Son travail qui consistait, la nuit, à balayer et à reconstituer les stocks était… intéressant. De plus grandes choses attendaient, tapies dans la distillation finale de toutes ces recherches, dans les formules griffonnées sur les tableaux noirs. Il y avait des années de travaux mathématiques derrière les expériences des physiciens, des siècles de travaux qui aboutissaient enfin à des explorations concrètes d’où pourraient émerger de nouveaux mondes. Budur eut le sentiment qu’elle n’arriverait jamais à comprendre les mathématiques utilisées dans ces recherches, mais les laboratoires devaient tourner rond si l’on voulait que les travaux progressent, de sorte qu’elle s’occupa bientôt des commandes de fournitures, du bon fonctionnement des cuisines et des salles à manger, et du règlement des factures (la facture de ki était particulièrement salée).
Et pendant que les scientifiques continuaient à discuter, dans les cafés les conversations se poursuivaient. Idelba et son neveu Piali passaient des heures au tableau noir, développant telle ou telle de leurs idées, et proposant telle ou telle solution à l’un ou l’autre de leurs mystérieux problèmes, concentrés, ravis, mais parfois inquiets – à en juger par certains accents de la voix d’Idelba –, comme si les équations révélaient en quelque sorte des nouvelles auxquelles elle ne pouvait pas, ou ne voulait pas croire. Elle passait à nouveau beaucoup de temps au téléphone, cette fois-ci dans le petit bureau de la zawiyya, et bien souvent elle s’absentait sans prévenir. Budur était incapable de dire si tous ces phénomènes étaient liés entre eux. Il y avait encore bien des aspects de la vie d’Idelba qui lui étaient totalement étrangers.
Des hommes auxquels elle parlait en dehors de la zawiyya, des paquets, des appels… Mais il semblait, à voir les sillons verticaux entre ses sourcils, qu’elle était fort préoccupée, et que son existence n’était pas des plus simples.
— Mais sur quoi porte cette étude qui vous pose tant de problèmes, à Piali, les autres et toi ? demanda une nuit Budur à Idelba, qui rangeait consciencieusement son bureau.
Elles étaient les dernières au laboratoire, et Budur en tirait un certain orgueil : on leur faisait vraiment confiance. Ce qui lui avait donné suffisamment d’assurance pour interroger sa tante.
Idelba cessa de s’activer pour la regarder.
— Il semblerait que nous ayons des soucis. Tu ne dois parler à personne de tout ça. Enfin… Je t’ai déjà dit que le monde était fait d’atomes, de petites choses avec un noyau, autour duquel tournent, en cercles concentriques, des particules de foudre. Tout cela se passe à une échelle si petite qu’il est difficile de l’imaginer. Chaque grain de poussière que tu balayes en comporte plusieurs millions. Et tu en as des milliards au bout des doigts.
Elle agita ses mains sales dans l’air.