— Et chacun de ces atomes recèle une importante quantité d’énergie. Il s’agit de l’énergie ki, qui est vraiment semblable à de la foudre en cage. Rends-toi compte de la puissance que cela représente, des billions de ki contenus dans chacune de ces petites choses.
Elle fit un geste en direction du mandala ovale peint sur l’un des murs : la table d’éléments périodiques, représentés par des chiffres et des lettres arabes, accompagnés d’une profusion de commentaires en caractères minuscules.
— Le cœur recèle une force qui confine toute cette énergie, comme je te l’ai déjà dit, une force incroyable à brève distance, qui concentre si fortement l’énergie électrique dans les limites du cœur qu’elle ne peut s’en échapper. Ce qui tombe bien, parce que la quantité d’énergie contenue là est proprement phénoménale. Nous vivons à son rythme.
— C’est aussi l’impression que ça me fait, dit Budur.
— Oui. Mais regarde, elle est mille fois plus puissante que nous ne le ressentons. La formule proposée, comme je te l’ai déjà dit, c’est l’énergie est égale à la masse multipliée par le carré de la vitesse de la lumière, et la lumière va vraiment très vite. Ainsi, il suffirait que l’énergie d’un tout petit peu de matière vienne à être libérée, pour que le monde…
Elle hocha la tête.
— Bien sûr, la force qui la contient est si grande que ce genre de chose n’arrivera jamais. Mais nous continuons à étudier cet élément, l’alactin, que les physiciens de Travancore appellent Main de Tara. Je suspecte son noyau d’être instable, et Piali commence à être d’accord avec moi. Il est évident que cela grouille de djinns, à la fois yin et yang, organisés de telle sorte que, pour moi, l’ensemble se comporte un peu comme une goutte d’eau dont la cohésion est assurée par la tension de surface, mais si grosse que la tension aurait le plus grand mal à la contenir, tant et si bien que la goutte s’étirerait comme si elle était en train de tomber, se déformant à ses extrémités, mais restant entière. Sauf que, à un moment donné, elle s’étirerait tellement que la tension de surface ne parviendrait plus à la contenir, malgré l’énorme force exercée, si bien que le djinn finirait par sortir de sa prison, la cassant en deux, et que le noyau se transformerait alors en atomes de plomb, tout en émettant une partie de sa force intrinsèque, sous forme de rayons d’énergie invisible. C’est eux que nous voyons sur ces plaques photographiques que tu nous aides à réaliser. Ça fait une sacrée quantité d’énergie pour un seul noyau brisé. Ce que nous nous sommes demandé – ce que nous avons été obligés de prendre en compte, étant donné la nature du phénomène – c’est, si nous réunissons suffisamment d’atomes ensemble, et si nous brisons ne serait-ce qu’un seul de leurs noyaux, est-ce que l’énergie ki ainsi libérée pourrait briser d’autres noyaux au même moment, et ainsi de suite – tout cela à la vitesse de la lumière, dans un espace à peu près grand comme ça (elle écarta les mains). En fait, est-ce que cela ne déclencherait pas une sorte de réaction en chaîne ? dit-elle.
— C’est-à-dire…
— C’est-à-dire une énorme explosion !
Pendant un long moment, ce fut comme si le regard d’Idelba s’était perdu dans un univers de pures mathématiques.
— Ne parle jamais à personne de tout ça, répéta-t-elle enfin.
— Je te le promets.
— À personne.
— Promis.
Des mondes invisibles, gorgés d’énergie et de puissance : des harems subatomiques, chacun vibrant au bord d’une immense explosion. Budur soupira en imaginant tout cela. Il n’y avait pas d’échappatoire à la violence contenue au cœur des choses. Même les pierres étaient mortelles.
9
Budur se réveillait le matin à la zawiyya, puis aidait à la cuisine et au bureau. En fait, il y avait beaucoup de points communs entre son travail à la zawiyya et son travail au laboratoire, et bien que l’ambiance fut radicalement différente dans les deux cas, les tâches avaient toujours quelque chose d’un peu fastidieux. Ses cours et ses longues promenades dans la ville devinrent des moments privilégiés de rêverie et de réflexion.
Elle se promenait donc le long des quais ou du fleuve, sans plus craindre de voir soudain surgir quelqu’un de Turi pour la remmener chez son père. Il y avait encore beaucoup d’endroits de la ville qu’elle ne connaissait pas, mais elle avait ses itinéraires favoris et, de temps en temps, elle montait dans un tram et allait jusqu’au terminus, juste pour voir quel genre de quartiers il traversait. Elle aimait surtout les quartiers du port et ceux qui bordaient le fleuve, où elle pouvait se promener pendant des heures. Une lumière blafarde perçait à travers les nuages chassés par le vent marin ; elle s’asseyait à la terrasse des cafés le long du port ou de la promenade qui donnait sur la mer. Elle lisait, écrivait, levant quelquefois les yeux pour voir les moutons d’écume se perdre au pied du grand phare, au bout de la jetée ou sur la côte rocheuse plus au nord. Elle se promenait sur la plage. Bleus pâles du ciel, derrière le désordre des nuages ; bleus vifs de l’océan ; blancs des nuages et des vagues mourantes ; elle adorait ces choses-là, les aimait de tout son cœur. Ici, elle était libre d’être elle-même. Un air de cette pureté cristalline valait bien un peu de pluie.
Dans un quartier plutôt miteux, battu par les vents du bord de mer, au terme de la ligne de tram numéro six, s’élevait un petit temple bouddhiste, près duquel Budur aperçut un jour la mère et la fille hodenosaunees qui étaient dans sa classe. Elles la virent et s’approchèrent d’elle.
— Bonjour, dit la mère. Tu es venue nous rendre visite !
— En fait, je me promenais dans la ville, répondit Budur, surprise. J’aime bien ce quartier.
— Je vois, dit la mère poliment, l’air dubitative. Pardon, mais comme nous connaissons ta tante Idelba, je croyais que c’était elle qui t’avait envoyée. Bon, tu ne veux pas entrer quand même ?
— Oui, merci.
Quelque peu décontenancée, Budur les suivit dans l’enceinte du temple, où s’étendait un jardin. Des arbrisseaux bordant des allées de gravillons entouraient une cloche jouxtant un bassin. Des nonnes vêtues de longues robes rouge foncé arpentaient les galeries et les promenoirs. L’une des nonnes s’assit à côté des Hodenosaunees, qui s’appelaient Hanea – la mère – et Ganagweh – la fille. Elles parlaient le franjic, avec un fort accent nsarais teinté d’un autre, que Budur ne parvenait pas à identifier. Elle les écouta parler des travaux de réparation du toit. Ensuite, elles l’invitèrent à les suivre dans une pièce où se trouvait une grosse radio ; Hanea s’assit devant un microphone et tint une conversation dans sa propre langue avec quelqu’un de l’autre côté de l’océan.
Après quoi, elles rejoignirent quelques nonnes dans la salle de méditation, et restèrent un moment assises là à chanter.
— Alors, vous êtes bouddhistes ? demanda Budur aux Hodenosaunees à la fin de la séance, comme elles regagnaient le jardin.
— Oui, répondit Hanea. C’est très fréquent dans notre peuple. Nous trouvons que le bouddhisme ressemble beaucoup à notre ancienne religion. Et je crois vraiment que cela nous a rapprochés des Japonais qui vivent à l’ouest de notre pays, et qui nous ressemblent par bien d’autres côtés. Nous avions besoin qu’ils nous aident à nous défendre contre des gens qui venaient de chez vous.
— Je vois.
Elles s’arrêtèrent devant un groupe de personnes assises en cercle autour de blocs de grès dont elles faisaient des sortes de grosses briques plates, apparemment, parfaitement régulières et à la surface lisse. Hanea les montra du doigt et expliqua :