— Ce sont des pierres sacrées, pour le sommet du Chomolungma. As-tu entendu parler de ce projet ?
— Non.
— Voilà : le Chomolungma était la plus haute montagne du monde, avant la destruction de son sommet par l’artillerie musulmane durant la Longue Guerre. Il y a actuellement un projet en cours, un projet à long terme, qui consiste à reconstituer le sommet de la montagne. On y envoie des briques comme celles-ci. Des alpinistes faisant l’ascension du Chomolungma en emportent chacun une, pour la laisser là-haut, où des maçons l’utiliseront pour reconstruire un nouveau sommet en forme de pyramide.
Budur considéra les blocs de pierre dressée, plus petits que la plupart des rochers qui décoraient le jardin. On l’invita à ramasser l’une des briques ; elle pesait presque aussi lourd que trois ou quatre de ses livres.
— Il en faudra beaucoup ?
— Plusieurs milliers. C’est un projet de très longue haleine, répondit Hanea en souriant. Une centaine d’années, peut-être mille. Cela dépendra du nombre d’alpinistes qui voudront bien faire l’ascension en emportant une pierre avec eux. Une masse considérable de roche a été pulvérisée. C’est une bonne idée, non ? Le symbole de la restauration d’un ordre beaucoup plus général dans le monde.
Elles étaient en train de préparer à manger dans la cuisine, et elles invitèrent Budur à partager leur repas, mais elle déclina leur invitation, expliquant qu’elle devait prendre le prochain tram pour rentrer.
— Bien sûr, acquiesça Hanea. Salue ta tante pour nous. Nous avons hâte de la voir.
Elle n’expliqua pas ce qu’elle entendait par là, et Budur y réfléchit en retournant à l’arrêt près de la plage. Elle se blottit derrière la vitre, à l’abri des fortes rafales de vent, en attendant le tram qui la ramènerait en ville. À moitié endormie, elle eut une vision : une longue ligne de gens montant au sommet du monde, des livres de pierre dans leurs bras.
10
— Viens avec moi aux Orcades, lui dit Idelba. Tu pourrais m’aider, et puis il y a des ruines que j’aimerais te montrer.
— Les Orcades ? Où c’est, déjà ?
C’était un archipel situé à l’extrême nord des îles celtes, au nord de l’Écosse. La majeure partie de la Britannia était peuplée par des gens venus d’al-Andalus, du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest ; puis, au cours de la Longue Guerre, les Hodenosaunees avaient construit une importante base navale dans une baie au creux de la plus grande île des Orcades, où ils se trouvaient toujours, dominant de fait la Franji, mais protégeant également par leur présence les rares descendants des premiers habitants de ces îles : des Celtes qui avaient survécu à la fois à l’arrivée des Francs, des Franjs, et aussi à la peste, bien sûr. Budur avait lu des histoires au sujet de ces survivants de la grande peste. C’étaient des hommes de haute taille, à la peau claire, aux cheveux roux et aux yeux bleus. Assise dans la nacelle du dirigeable où elle avait pris place avec Idelba, Budur regardait le paysage au-dessous d’elle. Elle voyait les vertes collines anglaises, tavelées par l’ombre des nuages et quadrillées par les cultures, les haies et des murets de pierres grises, et elle se demanda quel effet cela pourrait faire de se trouver devant de véritables Celtes. Arriverait-elle à soutenir leur regard muettement accusateur sans flancher à la vue de leurs yeux et de leur peau d’albinos ?
Mais, bien sûr, les choses ne se passèrent pas ainsi. Elles s’aperçurent en se posant que les Orcades étaient des collines herbeuses, avec à peine un arbre ici ou là, à l’exception de quelques bosquets poussant contre les murs chaulés de fermes typiques. Elles avaient toutes deux cheminées, une à chaque extrémité – architecture réplique d’elle-même, apparemment ancienne, puisqu’on la retrouvait à l’identique dans les ruines grises situées non loin des versions modernes des mêmes maisons. En outre, les Orcadiens n’étaient pas ces demeurés dégénérés par la consanguinité et criblés de taches de rousseur que Budur s’attendait à trouver après avoir entendu parler des esclaves blancs des sultans ottomans. C’étaient des pêcheurs en cirés, forts en gueule, solidement charpentés, à la face rubiconde, et qui se criaient après comme tous les marins de tous les villages de pêcheurs sur la côte de Nsara. Ils faisaient comme si de rien n’était quand ils traitaient avec les Franjs, à croire que c’étaient eux qui étaient normaux et les Franjs qui étaient exotiques ; ce qui bien sûr était exact, ici. Apparemment, pour eux, les Orcades étaient le monde entier.
Budur et Idelba commencèrent à comprendre pourquoi en allant visiter les ruines de l’île en véhicule à moteur. Il y avait trois mille ans sinon plus que le monde venait aux Orcades. Ils avaient donc des raisons de se sentir au cœur des événements, à un carrefour. Toutes les civilisations qui s’étaient succédé ici, et il avait dû y en avoir des dizaines au fil des siècles, avaient érigé leurs constructions en se servant du grès stratifié de l’île, que les vagues avaient fort commodément séparé en plaques, en solives et en grandes briques plates, parfaites pour construire des murs de pierres sèches, qui étaient encore plus solides si on les scellait avec du ciment. Les plus vieux habitants s’étaient également servis des pierres pour construire leurs châlits, des étagères dans leur cuisine, de telle sorte qu’ici, dans cette petite étendue d’herbes dominant la mer occidentale, il était possible de se pencher sur d’antiques maisons de pierre, maintenant dégagées du sable qui les avait envahies. On pouvait alors voir comment s’étaient organisés les gens qui avaient vécu là cinq mille ans auparavant, à ce qu’on disait, leurs outils, leur mobilier, dans l’état exact où ils les avaient laissés. Les pièces enfoncées dans le sol rappelaient à Budur sa propre chambre à la zawiyya. Le temps n’y avait rien changé d’essentiel.
Idelba hocha la tête quand on lui dit à quelle époque remontait la colonisation et quelles méthodes de datation avaient été utilisées. Elle réfléchit à haute voix à certaines géochronologies qu’elle avait en tête, et qui pourraient être approfondies. Mais, au bout d’un moment, elle fit silence, comme les autres, et resta là à contempler les magnifiques intérieurs vides des maisons des anciens. Ces choses, que nous laissons et qui durent.
De retour dans la seule ville de l’île, Kirkwall, elles marchèrent dans des rues pavées jusqu’à un petit complexe de temples bouddhiques, situé derrière la vieille cathédrale des anciens, un modeste ensemble par rapport aux immenses squelettes qu’on trouvait sur le continent, mais avec un toit, et achevé. Il s’agissait de quatre bâtiments étroits entourant un jardin de pierre, d’un style que Budur trouva chinois.
C’est là qu’Hanea et Ganawegh accueillirent Idelba. Budur eut un choc en les voyant, et elles rirent devant la tête qu’elle faisait.
— Nous t’avions bien dit que nous ne tarderions pas à nous revoir, tu te rappelles ?
— Oui, dit Budur. Mais pourquoi ici ?
— C’est ici que se trouve la plus grande communauté hodenosaunee de Franji, répondit Hanea. C’est de là que nous sommes descendues à Nsara, en fait. Et nous y revenons très souvent.
Ensuite, on leur fit visiter le complexe, et elles s’assirent dans une pièce donnant sur la cour, où elles prirent le thé. Idelba et Hanea s’étaient éclipsées, laissant une Budur fort déconcertée en compagnie de Ganagweh.
— Mère a dit qu’elles en avaient pour une heure ou deux, dit Ganagweh. Sais-tu de quoi elles vont parler ?
— Non, répondit Budur. Et toi ?
— Non. Je veux dire, je suppose que cela a un rapport avec les efforts que fait ta tante pour essayer d’améliorer les relations diplomatiques entre nos deux pays. Mais je ne fais que rappeler une évidence.