— Oui, fit Budur, improvisant. Je savais qu’elle s’y intéressait. Mais comme je vous ai rencontrées dans la classe de Kirana Fawwaz…
— Oui. Sans parler de la fois où tu es venue nous voir au monastère, là-bas. On dirait que nos vies sont destinées à se croiser.
Elle avait un sourire que Budur ne parvenait pas à comprendre.
— Allons nous promener. Elles en ont pour un moment. Il est vrai qu’elles ont beaucoup de choses à se dire, après tout.
Budur ignorait tout cela, mais ne fit aucun commentaire. Elle passa le reste de la journée à se promener dans Kirkwall avec Ganagweh, qui se révéla être une fille vive, sûre d’elle, pleine d’esprit ; les rues étroites et les solides gaillards des Orcades ne l’impressionnaient pas le moins du monde. Et en effet, arrivées au bout de la ligne de tram, elles poursuivirent à pied jusqu’à un rivage désert dominant la grande baie, qui avait été jadis une base navale grouillante d’animation. Ganagweh s’arrêta non loin d’un rocher, se déshabilla et courut dans l’eau en criant. Elle en ressortit en hurlant, dans un geyser d’eau blanche, sa peau noire brillant au soleil alors qu’elle se séchait avec les doigts, éclaboussant Budur et la défiant d’aller piquer une tête.
— Ça te fera du bien ! Elle n’est pas si froide, et ça te réveillera !
C’était exactement le genre de choses que Yasmina voulait tout le temps qu’elles fassent, mais Budur refusa, par timidité, gênée de regarder le gros et bel animal ruisselant debout à côté d’elle, au soleil ; et quand elle s’avança vers la mer pour prendre la température de l’eau, elle fut contente d’avoir refusé : elle était glacée ! Ce fut alors comme si elle se réveillait. Elle prit conscience de l’odeur de sel du vent, et des cheveux noirs et trempés de Ganagweh, qui volaient autour de sa tête, alors qu’elle s’ébrouait comme un chien, l’aspergeant. Ganagweh se moqua d’elle et se rhabilla encore toute mouillée. En repartant, elles croisèrent un groupe d’enfants à la peau pâle, qui les regardèrent bizarrement.
— Rentrons voir comment les vieilles se débrouillent, dit Ganagweh. C’est drôle de voir ces grand-mères prendre le sort du monde entre leurs mains, non ?
— Oui, dit Budur en se demandant ce qui pouvait bien se passer dans le monde.
11
Au cours du vol de retour vers Nsara, Budur interrogea Idelba à ce sujet, mais Idelba secoua la tête. Elle ne voulait pas en parler, et était trop occupée à écrire dans son carnet de notes.
— Plus tard, répondit-elle.
À Nsara, Budur se remit sérieusement au travail. Sur les conseils de Kirana, elle lut des livres sur l’Asie du Sud-Est, et apprit comment les civilisations hindoue, bouddhique et islamique s’étaient mélangées pour donner naissance à quelque chose de tout nouveau, de vivant, qui avait survécu à la guerre et exploitait maintenant les grandes richesses minérales et botaniques de Birmanie, de Malaisie, de Sumatra, de Java, de Bornéo et de Mindanao pour former un groupe d’opposants au pouvoir centralisateur de la Chine, afin de se libérer de son influence. Ils s’étaient répandus en Aozhou, l’énorme île-continent de terre brûlée qui se trouvait au sud, et avaient même franchi les océans pour atteindre l’Inka et, de l’autre côté, Madagascar et l’Afrique du Sud. Cela marquait en quelque sorte l’émergence d’une culture du Sud, où les immenses villes de Pyinkayaing, Djakarta et Kwinana, sur la côte ouest de l’Aozhou, ouvraient la voie, commerçaient avec Travancore et construisaient à tour de bras, élevant des villes où se dressaient de nombreux gratte-ciel d’acier, de plus d’une centaine d’étages. La guerre avait endommagé ces villes, mais ne les avait pas détruites, et à présent les différents gouvernements mondiaux se réunissaient à Pyinkayaing pour tenter de se mettre d’accord et faire du monde d’après guerre un endroit plus juste, plus paisible.
Le temps passant, et les choses s’aggravant, il y eut de plus en plus de réunions. Il fallait tout essayer pour empêcher la guerre de recommencer ; elle avait réglé si peu de choses. C’était du moins ce que pensaient les membres de l’alliance des vaincus.
Il n’était pas bien clair alors qu’il fut dans l’intérêt des Chinois et de leurs alliés, ainsi que des pays du Yingzhou qui étaient entrés en guerre bien après les autres, de satisfaire aux exigences de l’islam. Kirana fit remarquer en passant, lors d’un de ses cours, que l’islam était peut-être bien en ce moment dans la poubelle de l’histoire et ne le savait même pas. Et plus Budur lisait de livres à ce sujet, plus elle se disait que, si c’était le cas, le monde n’aurait pas à en souffrir. Les vieilles religions mouraient ; et quand un empire échouait à conquérir le monde, il finissait généralement par disparaître.
C’est ce que Kirana disait de façon très claire dans ses propres écrits. Budur avait emprunté ses livres à la bibliothèque du monastère. Certains avaient été publiés plus de vingt ans auparavant, pendant la guerre elle-même. Kirana devait alors être bien jeune. Budur les lut avec la plus grande attention, entendant la voix de Kirana dans sa tête à chaque phrase ; c’était un peu comme une transcription de ses cours, mais son propos allait beaucoup plus loin. Elle avait écrit sur toutes sortes de sujets, théoriques et pratiques. Des recueils entiers de ses textes sur l’Afrique traitaient des nombreux problèmes des femmes, et de santé publique. Budur ouvrit un livre au hasard, et tomba sur un discours qu’elle avait fait à des sages-femmes au Soudan :
Si les parents de la fille insistent, et si l’on ne peut les en dissuader, il est très important de ne couper qu’un tiers du clitoris et de laisser les deux autres tiers intacts. Mutiler une jeune fille avec un couteau, en lui coupant tout, va à l’encontre des paroles du Prophète. Les hommes et les femmes sont faits pour être égaux devant Dieu. Mais si on retire à une femme tout son clitoris, alors elle devient une sorte d’eunuque, elle devient frigide, paresseuse, sans aucun désir, sans humour, elle ne s’intéresse plus à rien, comme un mur de boue, un morceau de carton, sans étincelle, sans buts, sans plus d’aspirations qu’une mare d’eau croupie, sans vie. Ses enfants sont malheureux, son mari est malheureux, elle ne fait rien de sa vie. Au moment de pratiquer l’excision, rappelez-vous : coupez un tiers, laissez deux tiers ! Coupez un tiers, laissez deux tiers !
Budur tourna les pages du livre, troublée. Il lui fallut quelque temps pour se remettre, puis elle lut la nouvelle page qui lui tombait sous les yeux :
J’ai eu le privilège de voir Raiza Tarami à son retour du Nouveau Monde, où elle a assisté au colloque de l’Ile-Longue, au Yingzhou, sur les problèmes des femmes, juste à la fin de la guerre. Les participants au colloque, qui venaient du monde entier, furent très impressionnés par la maîtrise avec laquelle cette femme de Nsara abordait tous les problèmes. Ils s’attendaient à voir une femme arriérée, ignorante et voilée, vivant recluse dans un harem. Mais Raiza n’était pas ce genre de femme, et elle pouvait en remontrer à ses sœurs de Chine, de Birmanie, du Yingzhou et de Travancore. En fait, ses conditions de vie l’avaient menée à pousser ses travaux théoriques bien plus loin que la plupart de ses consœurs.
Elle nous représenta donc dignement, et quand elle rentra en Franji, elle était arrivée à la conclusion que le voile était le principal obstacle au progrès que rencontraient les femmes musulmanes, et qu’en fait il symbolisait la complicité du système tout entier. Le voile devait tomber si l’on voulait que tombe le système réactionnaire. Et c’est ainsi qu’à son arrivée au port de Nsara, elle se présenta à visage découvert devant l’Institut des femmes. Ses condisciples les plus proches avaient également retiré leur voile. Autour de nous, la foule commençait à faire entendre son mécontentement, dont les premiers signes, des cris, des bousculades, se manifestaient déjà. C’est alors que les femmes de la foule apportèrent leur soutien à celles qui s’étaient dévoilées, retirèrent leur propre voile, et le jetèrent à terre. Ce fut un très beau moment. Après cela, les voiles commencèrent à disparaître rapidement de Nsara. Il suffit ensuite de quelques années pour que les femmes enlèvent leur voile dans tout le pays. C’était une première brique ôtée dans le mur des réactionnaires. Grâce à ce geste, Nsara prit la tête de notre mouvement en Franji. Et j’ai eu la chance de voir tout cela de mes propres yeux.