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Budur prit une profonde inspiration et corna cette page. Elle la lirait plus tard à ses soldats aveugles. Les semaines passèrent, et elle continua de lire les œuvres de Kirana, dévorant ses nombreux recueils d’essais et de conférences. Ce fut une expérience éprouvante, Kirana n’hésitant pas à s’attaquer de front, et avec virulence, à tout ce qui lui déplaisait. Quelle vie, décidément ! Budur eut soudain honte de son enfance et de sa jeunesse cloîtrée, et du fait qu’elle avait vingt-trois ans, bientôt vingt-quatre, et qu’elle n’avait toujours rien fait. Au même âge, Kirana Fawwaz était déjà allée en Afrique, avait fait la guerre et travaillé dans les hôpitaux. Elle avait tellement de choses à rattraper !

Budur lut également de nombreux livres dont Kirana n’avait pas parlé. Elle étudia pendant quelque temps les civilisations sino-musulmanes d’Asie centrale, et comment elles avaient essayé, plusieurs siècles durant, de réconcilier leurs deux cultures. Il y avait dans ces livres quelques vieilles et mauvaises photographies de ces gens, chinois en apparence, musulmans de religion, chinois de langue, musulmans de loi. On avait du mal à croire que des gens aussi bigarrés aient pu exister. Les Chinois les avaient presque tous éliminés pendant la guerre et avaient exilé les survivants de l’autre côté du Dahai, par-delà les déserts et les jungles du Yingzhou et d’Inka, où ils travaillaient dans les mines et les plantations. En fait, c’étaient des esclaves, même si la Chine prétendait ne plus pratiquer l’esclavage, dont elle disait que c’était un atavisme musulman. En attendant, quel que fut leur nom, il n’y avait plus aucun musulman dans leurs provinces du Nord. Cela pouvait se reproduire n’importe où.

Budur eut alors l’impression, quoi qu’elle lût, quelque partie de l’histoire qu’elle étudiât, que tout était déprimant, dégoûtant, effrayant, horrible ; sauf quand il s’agissait du Nouveau Monde, où les Hodenosaunees et les Dineis avaient réussi à créer une civilisation, capable tout juste, mais quand même, de résister aux Chinois à l’ouest, et aux Franjs à l’est. Sauf que, même là, les maladies et les pestes avaient fait tellement de ravages, au cours des douzième et treizième siècles, que leur population avait failli disparaître, et que les survivants avaient été contraints de se cacher au centre de leur île. Néanmoins, si peu nombreux qu’ils fussent, ils survécurent et s’adaptèrent. Ils avaient réussi à rester ouverts aux influences étrangères, incorporant à leur Ligue tous ceux qu’ils rencontraient, devenant bouddhistes, s’alliant à la Ligue de Travancore à l’autre bout du monde, qu’ils avaient en fait aidée à se créer en lui montrant l’exemple ; se renforçant de tout, en gros, même quand ils étaient terrés dans leur sauvage forteresse, loin de tout rivage et du Vieux Monde en général. Peut-être en réalité cela les avait-il aidés. Prendre ce qui pouvait servir, combattre le reste. Un endroit où les femmes avaient toujours eu un certain pouvoir. Et maintenant que la Longue Guerre avait dévasté le Vieux Monde, ils étaient soudain devenus un nouveau géant, de l’autre côté des mers, dont les représentants en cet endroit étaient des gens comme les grandes Hanea et Ganagweh, qui arpentaient les rues de Nsara dans leurs longs manteaux de fourrure ou de peau huilée, écorchant le franjic avec dignité et sans penser à mal. Kirana n’avait pas beaucoup écrit sur les Hodenosaunees, pour autant que Budur puisse en juger. Cependant, Idelba travaillait avec eux, d’une façon mystérieuse, mais qui impliquait, maintenant, de convoyer des colis. Budur donnait un coup de main en les apportant en tram au temple d’Hanea et Ganagweh, sur la côte nord. Elle le fit à quatre reprises pour Idelba sans jamais poser de questions, et sans jamais qu’Idelba lui fournisse d’explication. Encore une fois, comme à Turi, on aurait dit qu’Idelba savait des choses que les autres ignoraient. Idelba vivait une vie terriblement compliquée. Des hommes l’attendaient à l’entrée de leur immeuble. Certains lui jetaient des regards énamourés, et il y en avait même un qui frappait à la porte en bêlant :

— Idelbaaa, je t’aime, s’il te plaaaît !

Il se mettait alors à chanter d’une voix d’ivrogne dans une langue que Budur ne reconnaissait pas, tout en martyrisant une guitare. Idelba en profitait pour s’éclipser dans sa chambre, et réapparaissait une heure plus tard, comme si de rien n’était. D’autres fois, elle disparaissait pendant plusieurs jours, revenait, les sourcils en bataille, quelquefois heureuse, d’autres fois agitée… Une vie vraiment très compliquée. Et dont plus de la moitié se passait en secret.

12

— Oui, dit un jour Kirana en réponse à une question de Budur sur les Hodenosaunees, alors qu’il en passait quelques-uns devant le café où elles étaient assises. Il n’est pas impossible qu’ils soient l’espoir de l’humanité. Mais je ne crois pas que nous les comprenions encore suffisamment pour en être sûrs. Quand ils auront achevé la domination du monde, alors nous en saurons davantage.

— Étudier l’histoire te rend cynique, remarqua Budur.

Le genou de Kirana était encore fortement appuyé sur le sien. Budur la laissa faire, sans réagir d’aucune façon.

— Ou disons plutôt que tes voyages et l’enseignement t’ont rendue pessimiste.

Pour dire les choses avec délicatesse.

— Absolument pas, répliqua Kirana en allumant une cigarette. Elle fit un geste en direction de son paquet et dit, en changeant de sujet :

— Tu vois déjà comme ils nous ont rendus accros à leur tabac ! Enfin, je ne suis pas pessimiste. Juste réaliste. Pleine d’espoir, ah, ah ! Les faits sont là, il suffit de les regarder.

Elle aspira une longue bouffée de sa cigarette et fit la grimace.

— Aïe, mal au ventre ! Ha ! L’histoire, jusqu’à présent, c’est un peu comme les règles des femmes, un ovule de possibilités, caché dans ce que la vie a de plus ordinaire, où des hordes de petits barbares lui donnent l’assaut, s’efforcent de le trouver, échouent, se bagarrent les uns contre les autres – jusqu’à ce qu’un putain de flot de sang foute en l’air tout espoir d’y arriver. Après quoi, il n’y a plus qu’à recommencer.

Budur gloussa, choquée et amusée. Jamais cette pensée ne lui avait traversé l’esprit.

Kirana partit d’un rire espiègle en la voyant réagir.

— L’œuf rouge, dit-elle. Le sang et la vie.

Son genou appuya plus fort sur celui de Budur.

— Le problème c’est : les hordes de spermatozoïdes parviendront-elles à l’œuf ? L’un d’eux parviendra-t-il à prendre la tête et à féconder la graine, pour que la Terre tombe enceinte ? Ne naîtra-t-il donc jamais de civilisation digne de ce nom ? Ou l’histoire est-elle condamnée à mourir vieille fille ?

Elles rirent ensemble, Budur avec gêne, pour bien des raisons.

— Il lui faudra choisir le bon partenaire, se risqua-t-elle à dire.