Et elle continua de parler, brossant brillamment un tableau des trois cents dernières années du féminisme dans le monde, et pendant tout ce temps Budur crispait ses mains aux jointures blanchies, pensant : Elle a envie de toi, elle veut que tu aies les mains douces, parce que si elle arrive à ses fins, tu la caresseras…
Budur s’éloigna de quelques pas, pensive, solitaire. Elle aperçut Hasan sur une terrasse, un peu plus loin, et alla rejoindre le groupe qui l’entourait, où se trouvait Naser Shah, ainsi que la vieille grand-mère du cours de Kirana, qui paraissait désœuvrée, sans son tricot. Il s’avéra qu’en fait ils étaient frère et sœur, et qu’elle était même l’hôtesse de cette soirée : Zainab Shah, qui répondit un peu sèchement quand on lui présenta enfin Budur. Hasan était un vieil ami de la famille. Budur comprit en écoutant Naser discuter avec eux que cela faisait des années qu’ils connaissaient Kirana et qu’ils avaient même suivi ses cours, autrefois.
— Ce qui me gêne le plus, c’est de voir à quel point il peut se montrer répétitif et étroit d’esprit, comme un homme de loi…
— C’est pour ça que ça marche si bien quand il s’agit de le mettre en pratique…
— Ça marche pour qui ? C’était l’homme de loi des religieux.
— Pas un écrivain, en tout cas.
— Le Coran est fait pour être récité et entendu, en arabe, c’est comme de la musique. C’est un grand poète. Tu devrais l’entendre à la mosquée.
— Je n’y mettrai pas les pieds. C’est bon pour les gens qui veulent pouvoir dire : « Je suis meilleur que vous, regardez, tout le monde peut voir que je crois en Allah. » Je déteste ça. Le monde est ma mosquée.
— La religion est comme un château de cartes. Il suffit de la toucher du bout du doigt pour la faire s’écrouler.
— C’est brillant, mais c’est faux. Comme la plupart de tes aphorismes.
Budur laissa Naser et Hasan, et se dirigea vers une longue table où se trouvaient des petits-fours et des verres de vin rouge ou blanc, écoutant au passage ce qui se disait, tout en se régalant de quelques canapés au hareng mariné.
— J’ai entendu dire que le conseil des ministres devait se prosterner devant l’armée pour l’empêcher de puiser dans le trésor. En fait, rien n’a changé…
— … les six lokas sont les noms des parties du cerveau qui permettent d’accomplir les différents types de mentation. Le niveau animal est le cervelet, le niveau des fantômes affamés est l’archipel limbique, le royaume des humains est le lobe pariétal, le royaume des asuras est le cortex frontal, et le royaume des dieux est le thalamus qui joint les deux hémisphères du cerveau, lequel, lorsqu’il est excité, nous permet d’avoir des aperçus d’une réalité supérieure. C’est très impressionnant, vraiment, de rendre les choses aussi claires que ça par la pure introspection.
— Mais ça ne fait que cinq ! Et l’enfer ?
— L’enfer, c’est les autres.
— … je t’assure qu’il n’y en a pas autant que ça.
— Ils contrôlent les océans, alors ils peuvent venir chez nous quand ils veulent. Et nous, ne nous pouvons pas aller chez eux sans leur permission. Donc…
— Donc, nous devrions remercier notre bonne étoile. Il faut que les généraux se sentent aussi faibles que possible…
— C’est vrai, mais il ne faut pas exagérer non plus. Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
— … est bien connu que la croyance en la réincarnation est répandue un peu partout dans le monde, et qu’elle passe d’une culture à l’autre, allant généralement vers celles qui sont soumises aux plus grandes tensions.
— Peut-être que le passage d’une culture à une autre se fait parce que les gens qui y croient y sont réincarnés. Tu n’y avais jamais pensé ?
— … une étudiante après l’autre, on a l’impression que c’est compulsif. Comme s’il cherchait à remplacer des amis, ou quelque chose comme ça. C’est vraiment triste, d’un autre côté, ce sont les étudiantes qui en souffrent le plus, alors c’est difficile d’avoir trop de peine…
— … l’histoire aurait été complètement différente si seulement…
— Oui ? Si seulement quoi ?
— Si seulement nous avions conquis le Yingzhou quand nous le pouvions encore.
— … c’est un véritable artiste, ce n’est pas si facile de travailler avec les parfums, tout le monde a son propre système d’association, et pourtant il arrive à nous toucher au plus profond de nous-même, oui, il nous touche vraiment. Cette fragrance, d’abord de vanille, puis de cordite et enfin de jasmin, c’est… Et je ne parle que des odeurs de tête, bien sûr, chaque effluve en comprend un bouquet d’une intense richesse, je crois, mais quelle progression, c’est… bouleversant, non, vraiment…
Non loin de la table des cocktails un ami d’Hasan, appelé Tristan, tirait d’un oud aux accents bizarres des sons encore plus étranges, sur des accords répétitifs, en chantant dans une ancienne langue franque. Budur sirota un verre de vin blanc et le regarda jouer, en évacuant le brouhaha des conversations. Sa musique était intéressante, chacun de ses sons semblant flotter dans l’air comme pour s’y attarder. Il avait une moustache noire incurvée au-dessus de ses lèvres. Son regard croisa celui de Budur, et il lui sourit, brièvement. La ballade se termina enfin et il y eut quelques applaudissements. Des gens entourèrent le musicien et l’assaillirent de questions. Budur s’approcha pour écouter ses réponses. Hasan était là, et Budur se retrouva juste à côté de lui. Tristan répondait laconiquement, par timidité sans doute. Il ne voulait pas parler de sa musique. Budur aimait bien son allure, son visage. Les chansons venaient de France et de Navarre, disait-il. Et de Provence. Troisième et quatrième siècles. Les gens voulaient en savoir plus, mais il eut un mouvement dédaigneux et rangea son oud dans son étui. Il n’expliqua pas son comportement, mais Budur se dit qu’il devait trouver que la foule faisait trop de bruit. Tahar se replia vers la table des cocktails, suivi par tout un aréopage.
— Mais enfin, Vika, puisque je te dis que c’est seulement une amie…
— … tout ça remonte à l’époque de Samarkand, quand il y avait encore…
— … il faudra que ce soit beau, dur. Je veux faire honte à tout le monde.
— … c’est à ce moment précis, ce jour-là, à cette heure-là, que tout a commencé…
— … décidément, Vika, je ne sais pas ce que tu as, tu dois être sourde…
— … non, ce que je veux dire, en fait, c’est que…
Budur s’éloigna doucement du groupe, puis, fatiguée de la soirée et de ses invités, quitta la fête. À la gare, l’horaire indiquait que le tram suivant ne passerait pas avant une demi-heure. Alors elle partit à pied, marchant le long du fleuve. Quand elle arriva enfin au centre-ville, elle appréciait tant le simple fait de marcher qu’elle poursuivit sa promenade. Elle alla sur la jetée, dépassa les échoppes des poissonniers et s’offrit au vent, à l’endroit où la jetée se transformait en une allée de réglisse noir versé sur les épais et ronds rochers verts posés sur la mer huileuse qui venait les lécher. Elle regarda les nuages, le ciel, et se sentit soudain heureuse – une émotion naquit en elle, tel un enfant, un bonheur où l’inquiétude n’était qu’une chose distante et vague, l’ombre d’un nuage à la surface bleu sombre de la nuit. Et dire qu’elle aurait pu mourir sans avoir vu l’océan !