Au cours de son voyage vers l’Arabie, Bistami avait jeûné comme jamais dans sa vie, même à la tombe de Chishti. Il se laissait à présent porter par le courant qui dévalait les rues de pierre de La Mecque, léger comme une plume, regardant en l’air les palmiers balancer leur tête verte, ébouriffée, dans le ciel ; se sentant si aérien dans la grâce de Dieu qu’il avait parfois l’impression de voir les palmiers d’en haut, ou depuis les alentours de la Kaaba. Il devait alors baisser les yeux pour voir où il mettait les pieds, retrouver son équilibre, et reprendre conscience. Il avait l’impression que ses pieds étaient de distantes créatures dotées d’une vie propre, s’élançant l’une après l’autre, encore et encore. Ô Lui, ô Lui qui est Lui…
Il avait quitté le groupe de Fatehpur Sikri parce que la famille d’Akbar lui rappelait trop son ancien maître. Avec eux c’était toujours Akbar ceci, Akbar cela, et sa femme Salima (une seconde épouse, pas l’impératrice) prenait plaisir à se plaindre sans arrêt, tandis que sa tante l’asticotait. Non. Les femmes avaient de toute façon leur propre pèlerinage, mais les hommes de la suite du Moghol ne valaient guère mieux. Et Wazir, le mir haj, étant un proche d’Adul Fazl, se méfiait de Bistami, lui cédant tout jusqu’au mépris. Il n’y aurait pas de place pour Bistami dans l’école du Moghol, si tant est qu’il s’en construisît une un jour, tout ce qu’ils faisaient pour le moment revenant en fait à dilapider les aumônes et les richesses de la ville pour se distraire plutôt que pour accomplir ses devoirs de pèlerin ; du reste, cela ne tarderait pas à se voir très bientôt. De toute façon, Bistami ne serait pas le bienvenu chez eux, c’était clair.
Enfin, c’était l’un de ces moments bénis où l’on ne se souciait pas de l’avenir, où le futur et le passé étaient tous deux absents du monde. C’est ce qui frappa le plus Bistami, même en cet instant, même alors qu’il flottait comme par magie au-dessus de la file des croyants, pèlerin en robe blanche parmi des millions d’autres venus de tout le Dar al-Islam, du Maghreb à Mindanao, de la Sibérie aux Seychelles – tous là, présents en cet endroit, le ciel et la ville resplendissant de leur présence, pas aussi transparents qu’à la tombe de Chishti, mais pleins de couleurs, de toutes les couleurs du monde. Tous les peuples du monde n’étaient qu’un.
Cette sainteté irradiait de la Kaaba vers l’extérieur. Bistami avançait avec cette file d’humanité en direction de la plus sainte des mosquées. Il dépassa la grosse masse de pierre lisse et noire, encore plus noire que de l’ébène ou du jais, noire comme une nuit sans étoiles, comme un rocher en forme de trou noir, en réalité. Il sentit son corps et son âme battre à l’unisson de la file et du monde. Toucher la pierre noire était comme toucher de la chair. Elle semblait tourner autour de lui. L’image des yeux noirs d’Akbar lui revint à l’esprit, et il la chassa en frémissant, conscient qu’elle cherchait à le distraire, d’autant qu’Allah condamnait les représentations de la vie. La pierre était tout et ce n’était qu’une pierre, un bloc noir de réalité, rendu solide par Dieu. Il garda sa place dans la file et sentit l’esprit des gens devant lui s’élever alors qu’ils s’éloignaient de la place, comme s’ils gravissaient un escalier qui montait au Paradis.
Dispersion ; retour au camp ; premières gorgées de soupe et de café à la tombée du jour ; tout cela dans le soir doux et silencieux, à la lueur des étoiles. Tous étaient si paisibles. Lavés de l’intérieur. Regardant les visages autour de lui, Bistami se dit : Oh, pourquoi ne vivons-nous pas ainsi tout le temps ? Qu’y a-t-il donc de si important pour nous éloigner de cet instant ? Visages éclairés par le feu, nuit étoilée, échos des chants, rires doux, et paix, paix : nul n’avait l’air de vouloir dormir, mettre un terme à ce moment, se réveiller le lendemain, revenir au monde sensible.
La famille et le pèlerinage d’Akbar formèrent une caravane afin de regagner Jeddah. Bistami se rendit dans les faubourgs de la ville pour assister à leur départ ; la femme d’Akbar et sa tante lui dirent au-revoir, juchées sur le dos d’un chameau. Les autres avaient déjà commencé le long voyage qui les ramènerait à Fatehpur Sikri.
Après cela, Bistami resta seul à La Mecque, une ville d’étrangers. La plupart repartaient maintenant, en une interminable succession de caravanes. C’était un spectacle étrange, lugubre : des centaines de caravanes, des milliers de gens, heureux mais vidés, leur blanche robe empaquetée, ou bien souillée de poussière, le bas maculé de terre. Ils étaient si nombreux à partir qu’on aurait dit la population d’une ville fuyant à l’approche de quelque cataclysme, comme cela avait déjà dû se produire quelquefois, en temps de guerre, de famine ou de peste.
Et puis, une semaine ou deux plus tard, La Mecque montra enfin son vrai visage, celui d’une ville aux murs blanchis à la chaux, poussiéreux, de quelques milliers d’habitants. Beaucoup étaient des religieux, des érudits, des soufis, des cadis, des oulémas ou des réfugiés d’un genre ou d’un autre, venus chercher asile dans la ville sainte, la plupart, cependant, étaient des marchands ou des commerçants. Dans l’apocalypse du pèlerinage, on les voyait épuisés, sans force, presque hébétés, prompts à disparaître dans leur tanière aux murs nus, laissant les étrangers restés en ville se débrouiller seuls pour un mois ou deux. Quant aux religieux et aux étudiants, on aurait dit qu’ils avaient dressé le camp au beau milieu du cœur vide de l’islam, l’emplissant de leurs dévotions, faisant cuire sur des feux, au bord de la ville, au crépuscule, de la nourriture qu’ils échangeaient avec les nomades de passage. Beaucoup chantaient jusque tard dans la nuit.
Ceux qui parlaient persan, un groupe important, se massaient à la nuit tombée autour des feux de leur khitta, à l’est de la ville, où les canaux descendaient des collines. Ils étaient donc les premiers à voir la crue se déverser sur la ville après les orages du nord, qu’ils entendaient mais ne voyaient jamais. Un mur d’eau noire, fangeuse, rugissait dans les canaux et s’épandait dans toutes les rues, charriant des troncs de palmiers et des roches comme autant d’armes vers la ville haute. Après leur passage, tout était inondé, jusqu’à la Kaaba elle-même, qui était entourée d’eau jusqu’au cercle d’argent où était enchâssée la pierre.
Bistami se joignit avec allégresse à ceux qui nettoyaient les dégâts de l’inondation. Après l’expérience de la lumière dans la tombe de Chishti, puis l’expérience ultime du pèlerinage, il avait le sentiment de n’avoir plus rien à découvrir dans le domaine de la mystique. Il vivait désormais le contrecoup de ces événements, et se sentait profondément changé. Il ne rêvait plus à présent que de lire de la poésie persane pendant une heure dans la brève fraîcheur du matin, puis, l’après-midi, de travailler dehors à la chaleur du soleil hivernal, bas sur l’horizon. Dans la ville ravagée, où la boue montait parfois jusqu’à mi-corps, ce n’était pas le travail qui manquait. Prier, lire, travailler, manger, prier, dormir : telle était la chanson d’une bonne journée. Les jours s’enchaînaient dans cette heureuse succession.