Alors il espéra que le plaisir qu’il avait à accueillir les pèlerins de la cour d’Akbar se voyait aussi sur son visage. Mais Akbar lui-même n’était pas venu, ni aucun de ses proches parents, et pas un seul des membres de ce nouveau groupe ne semblait heureux d’être là, ni de voir Bistami. Les nouvelles qui venaient de chez lui étaient très inquiétantes. Akbar s’était mis à dénigrer son ouléma. Il recevait des rajahs des Indes, et prêtait une oreille attentive à leurs problèmes. Il avait même ouvertement commencé à adorer le soleil. Il se prosternait quatre fois par jour devant un feu sacré, s’abstenait de toute viande, d’alcool, et de relations sexuelles. C’étaient des pratiques hindoues. D’ailleurs, chaque dimanche, il y initiait douze des émirs travaillant pour lui. Les néophytes plaçaient leur tête directement aux pieds d’Akbar durant cette cérémonie – une forme extrême de révérence nommée sijdah, une forme de soumission à un autre être humain qui, pour les musulmans, était un blasphème. D’autre part, il ne s’était pas empressé de financer un nouveau pèlerinage ; en fait, il avait même fallu le convaincre pour que quelques-uns y aillent. Il y avait envoyé le cheikh Abdul Nabi et Malauna Abdulla, ce qui était en fait un exil déguisé, tout comme il avait envoyé Bistami l’année d’avant. Bref, il paraissait s’éloigner de la foi. Akbar, loin de l’islam !
Et, dit brutalement Abdul Nabi à Bistami, nombreux étaient à la cour ceux qui le blâmaient, lui, Bistami, le rendant responsable de tous ces changements. Mais c’était aussi, en fait, une façon de sauver la face, et Abdul Nabi le rassura :
— Faire des reproches à quelqu’un de loin est plus facile pour tout le monde, vois-tu. Mais à présent ils croient que tu as été envoyé à La Mecque dans l’idée de te réformer. Tu n’arrêtais pas de parler de la lumière, de la lumière, alors on t’a exilé. Et maintenant, Akbar adore le soleil à la façon des zoroastriens ou des païens des temps anciens.
— Alors je ne peux pas encore rentrer, dit Bistami.
Abdul Nabi hocha la tête.
— Non seulement tu ne peux pas rentrer, mais il faut que tu le saches, même ici tu n’es pas en sécurité. Si tu t’attardes trop, les oulémas t’accuseront d’hérésie, et viendront te prendre pour te ramener et te juger. Ou même te jugeront ici.
— Tu veux dire que je devrais partir ?
Abdul Nabi hocha de nouveau la tête, lentement, gravement.
— Il existe sûrement d’autres endroits plus intéressants pour toi que La Mecque. Un cadi comme toi peut trouver un bon travail dans n’importe quel endroit dirigé par un musulman. Rien n’arrivera pendant le haj, bien sûr. Mais une fois qu’il sera fini…
Bistami l’approuva et remercia le cheikh pour son honnêteté.
De toute façon, il voulait partir. Il ne voulait pas rester à La Mecque. Il voulait retrouver Akbar, ses heures hors du temps à la tombe de Chishti, et y finir sa vie. Mais si cela n’était pas possible, il lui faudrait recommencer son tariqat, et continuer à chercher quelle était sa vraie vie. Il se rappela ce qui était arrivé à Shams quand les disciples de Rumi en avaient eu assez de voir comment il s’était entiché de ses amis. Peut-être que les gens de Fatehpur Sikri pensaient qu’Akbar avait trouvé son Shams en la personne de Bistami – ce que Bistami trouva frappant après coup. Mais ils avaient passé beaucoup de temps ensemble, plus que de raison ; et personne ne savait ce qu’ils s’étaient dit au cours de ces entretiens, à quel point c’était en fait Akbar qui donnait des cours à son maître. C’est toujours au maître d’apprendre le plus, pensa Bistami, ou bien rien de fondamental n’a eu lieu pendant l’échange.
Le reste de ce haj fut étrange. La foule paraissait énorme, inhumaine, possédée. C’était une pestilence consumant des centaines de moutons par jour, et leurs oulémas étaient des bergers, qui organisaient le cannibalisme. Bien sûr, personne ne pouvait parler de ces choses-là. On ne pouvait que répéter certaines des phrases qui leur brûlaient si profondément l’âme. Ô Lui qui est Lui, ô Lui qui est Lui, Allah le miséricordieux, le très miséricordieux. Pourquoi avoir peur ? Dieu fait se mouvoir toute chose. Il ne faisait aucun doute qu’il devrait continuer son tariqat et trouver quelque chose de plus. Après le haj, on était censé avancer.
Les religieux maghrébins étaient les plus sympathiques de tous ceux qu’il connaissait, portant l’hospitalité soufie à son summum, et exerçant une curiosité aiguë à l’égard de toute chose sur terre. Il pouvait toujours repartir vers Ispahan, bien sûr, mais il se sentait attiré plus vers l’ouest. Purifié comme il l’avait été au royaume de la lumière, il n’avait que faire de revoir la richesse des jardins d’Iran. Dans le Coran le mot qui voulait dire « Paradis » et tous les mots que Mahomet employait pour décrire le paradis venaient du persan ; alors que le mot qui désignait l’enfer, dans les mêmes sourates, venait de l’hébreu, la langue du désert. C’était un signe. Bistami ne voulait pas le Paradis. Il voulait quelque chose qu’il ne pouvait pas définir, mais qui dépassait l’homme. Si l’humain était un mélange de matériel et de divin, et si l’âme divine continuait à vivre après la mort, alors ces voyages à travers le temps devaient avoir un but, permettre de se rapprocher de ces royaumes d’existence supérieure, de telle sorte que le modèle khaldunien de cycles de dynasties, allant sans fin de la vigueur de la jeunesse à la dégénérescence sénile de la vieillesse, devait être modifié pour inclure les affaires des hommes. La notion de cycle serait donc en fait un mouvement ascendant, où la possibilité d’ajouter une nouvelle dynastie, supérieure, à la précédente était à la fois admise et recherchée. C’était ce qu’il avait envie d’enseigner, c’était ce qu’il avait envie d’apprendre. À l’ouest, en suivant le soleil, il le trouverait, et tout serait bien.
6. Al-Andalus
Où qu’il aille, il avait toujours l’impression d’être au centre du monde. Quand il était jeune, Ispahan semblait être la capitale de partout ; ensuite, cela avait été Gujarat, puis Agra, puis Fatehpur Sikri ; enfin La Mecque et la pierre noire d’Abraham, qui était le vrai cœur de toute chose. Maintenant, Le Caire lui faisait l’effet d’être la métropole ultime, d’une ancienneté impossible, poussiéreuse et immense. Les mamelouks marchaient dans les rues pleines de monde, leurs serviteurs à la remorque, des hommes puissants portant des casques à plumets, sûrs de dominer Le Caire, l’Égypte et la majeure partie du Levant. Quand Bistami les voyait, il les suivait généralement un moment, comme bien d’autres, et il s’aperçut que s’ils lui rappelaient la pompe d’Akbar, en même temps il était frappé par le fait que les mamelouks formaient une jati qui revenait à la vie à chaque génération. Rien ne pouvait être moins impérial ; il n’y avait pas de dynastie ; et en même temps ils exerçaient sur la population un contrôle plus fort que celui d’une dynastie. Il se pouvait que tout ce que Khaldun avait dit sur les cycles dynastiques soit rendu caduc par ce nouveau système de gouvernance, qui n’existait pas à son époque. Les choses changeaient, de sorte que même les plus grands de tous les historiens ne pouvaient avoir le dernier mot.
Les journées passées dans la grande et vieille cité étaient très excitantes. Mais les érudits maghrébins étaient impatients de commencer leur long voyage de retour, et c’est ainsi que Bistami les aida à préparer leur caravane. Quand ils furent prêts, il se joignit à eux pour aller vers l’ouest, sur la route de Fez.
Cette partie de la tariqat les conduisit d’abord vers le nord, puis vers Alexandrie. Ils menèrent leurs chameaux dans un caravansérail et redescendirent jeter un coup d’œil au vieux port, avec sa longue jetée incurvée qui s’avançait dans les eaux pâles de la Méditerranée. En la regardant, Bistami fut frappé par un sentiment de déjà-vu. Il attendit que cette impression passe et suivit les autres.