Alors que la caravane traversait le désert de Libye, la conversation, le soir, autour des feux, porta sur les mamelouks et Soliman le Magnifique, l’empereur ottoman qui venait de mourir. Au nombre de ses conquêtes figurait la côte qu’ils longeaient à présent. Sauf que rien ne le montrait, si ce n’est le respect appuyé que les habitants des villes et des caravansérails où ils passaient témoignaient aux fonctionnaires ottomans. Ces gens ne les ennuyaient jamais ni ne prélevaient de taxe à leur passage. Bistami vit que le monde des soufis permettait, entre autres choses, d’échapper au monde matériel. Dans chaque région de la Terre, il y avait des sultans et des empereurs, des Soliman, des Akbar et des mamelouks, tous ostensiblement musulmans, et en même temps gens du monde, puissants, capricieux, dangereux. La plupart se trouvaient dans l’état khaldunien de corruption propre aux fins de règne. Et puis il y avait les soufis. Bistami regardait ses compagnons érudits autour du feu, à la nuit tombée, disputer avec intensité d’un point de doctrine, ou de l’isnad spécieuse d’un hadith, et de sa signification. Ils discutaient avec une minutie exagérée et très peu de ces plaisanteries et de ces rodomontades typiques de ce genre de débat. Tout en parlant, ils se versaient avec une attention solennelle du café bouillant, épais, dans de petites tasses de terre cuite vernissée. Leurs yeux brillaient, reflétant les flammes, pleins du plaisir de la conversation, et Bistami se disait : Ce sont les musulmans qui font que l’islam est bon. Ce sont les hommes qui ont conquis le monde et non les guerriers. Les armées n’auraient rien pu faire sans le verbe. Des gens du monde, mais pas puissants, dévots mais pas pédants (pour la plupart en tout cas) ; des hommes intéressés par la relation directe avec Dieu, sans aucune intervention de l’autorité humaine ; proches de Dieu, mais pas séparés des hommes.
Une nuit, la conversation porta sur al-Andalus, et Bistami écouta avec un surcroît d’intérêt.
— Il doit être étrange de revenir dans une terre aussi vide que celle-ci.
— Il y a des pêcheurs et des pirates zott sur ces côtes depuis longtemps, maintenant. Même si des Zott et quelques Arméniens se sont installés dans l’intérieur des terres.
— N’est-ce pas un peu dangereux ? La peste pourrait frapper à nouveau.
— Personne ne paraît affecté.
— Khaldun prétend que la peste est une conséquence de la surpopulation, dit ibn Ezra, qui, d’eux tous, connaissait le mieux l’œuvre de Khaldun. Dans son chapitre sur les dynasties, dans la Muqaddimah, section quarante-neuf, il dit que la peste résulte de la corruption de l’air provoquée par le surpeuplement, et par la putréfaction et les moisissures pernicieuses causées par le fait que les gens vivent entassés les uns sur les autres ; les poumons sont affectés, et c’est ce qui transmet la maladie. Il faisait remarquer le paradoxe selon lequel ces choses découlent de la réussite d’une dynastie ; et c’est ainsi que la bonne gouvernance, la tolérance, la sécurité et la légèreté des impôts mènent à la croissance, et donc aux épidémies. Il dit : « Par conséquent, la science a fait apparaître la nécessité de disposer entre les zones urbaines d’espaces libres et de régions désertes. Cela supprime la corruption et la putréfaction de l’air dues au contact avec les êtres vivants, et lui permet de circuler à nouveau, assaini. » S’il a raison, eh bien – la Franji est vide depuis longtemps et l’on pourrait s’attendre à ce que l’air y soit de nouveau sain. Il ne devrait plus y avoir de risque de peste, jusqu’à ce que vienne le moment où la région sera à nouveau fortement peuplée. Mais ce ne sera pas avant longtemps.
— C’était le jugement de Dieu, dit l’un des autres lettrés. Les chrétiens ont été exterminés par Allah pour avoir persécuté les musulmans et les juifs.
— Mais al-Andalus était terre musulmane au moment de la peste, objecta ibn Ezra. Grenade était musulmane, tout le sud de l’Ibérie était musulman. Et ils sont morts, eux aussi. Comme les musulmans des Balkans, ou du moins c’est ce que dit al-Gazzabi dans son histoire des Grecs. Ce serait une question de lieu, apparemment. La Franji a peut-être été frappée parce qu’elle était surpeuplée, comme dit Khaldun, ou peut-être parce qu’il y avait trop de vallées humides qui retenaient l’air vicié. Personne ne peut le dire.
— C’est le christianisme qui est mort. C’étaient des gens du Livre, mais ils ont persécuté l’islam. Ils ont fait la guerre à l’islam pendant des siècles, et ils ont torturé à mort tous les prisonniers musulmans. Allah les a éliminés pour cela.
— Mais al-Andalus est morte elle aussi, répéta ibn Ezra. Et il y avait des chrétiens dans le Maghreb, et en Éthiopie, qui ont survécu, et en Arménie aussi. Il y a encore de petites poches de chrétiens dans ces endroits, qui vivent dans les montagnes. (Il secoua la tête.) Je ne pense pas que nous sachions jamais ce qui est arrivé. Allah est seul juge.
— C’est ce que je dis.
— Alors al-Andalus est repeuplée, reprit Bistami.
— Oui.
— Et il y a des soufis ?
— Évidemment. Il y a des soufis partout. En al-Andalus, ils dirigeaient tout, à ce que j’ai entendu dire. Ils sont partis vers le nord dans une terre encore vide, explorant et exorcisant le passé, au nom d’Allah. Prouvant que la voie était sûre. Al-Andalus était un grand jardin, à l’époque. Un bon endroit, et vide.
Bistami regarda au fond de sa tasse, sentant en lui ces deux mots se heurter et s’assembler, créant des étincelles. Bon et vide, vide et bon. C’était comme ça qu’il se sentait à La Mecque.
Bistami eut l’impression qu’il était rejeté, un derviche soufi errant, sans foyer et en recherche. Sur sa tariqat. Il veillait à rester aussi propre que le permettait le Maghreb poussiéreux, sablonneux. Il se remémorait les paroles de Mahomet à propos des gestes sacrés : pour prospérer, il fallait se laver le visage et les mains, et surtout ne jamais manger d’ail. Il jeûnait souvent, et se sentait devenir léger comme l’air, sentait que sa vision s’altérait tous les jours, passant de la clarté vitreuse de l’aube au brouillard jaune de l’après-midi, jusqu’à la semi-transparence du coucher du soleil. À ce moment, les gloires de l’or et du bronze entouraient d’un halo chaque arbre, chaque roche, chaque horizon. Les villes du Maghreb étaient petites et belles, souvent placées à flanc de colline, plantées de palmiers et d’arbres exotiques qui faisaient de chaque ville, de chaque toit, un jardin. Les maisons étaient des blocs carrés, blanchis à la chaux, nichés dans les palmes, avec des patios sur les toits et, dans les cours intérieures, des jardins frais, verts, irrigués par des fontaines. Les villes avaient été fondées aux endroits où l’eau coulait à flanc de colline. La plus grande ville se révélait être celle qui avait les sources les plus importantes : Fez, le but de leur caravane.
Bistami resta au logis soufi de Fez, puis il retourna à dos de chameau avec ibn Ezra, vers Ceuta, au nord, où ils payèrent la traversée en bateau jusqu’à Malaga. Les vaisseaux étaient plus ronds, à cet endroit, que dans la mer de Perse, avec des coques à la poupe surélevée, de plus petites voiles et des gouvernes placées au milieu. La traversée de l’étroit chenal à l’extrémité ouest de la Méditerranée était difficile, mais ils purent voir al-Andalus à partir du moment où ils quittèrent Ceuta. Le puissant courant qui s’engouffrait dans la Méditerranée, combiné avec un fort vent d’ouest, les faisait rebondir comme un bouchon sur les vagues.