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La côte d’al-Andalus se révéla escarpée. Au-dessus d’une indexation dans la falaise se dressait une énorme montagne rocheuse. Au-dessous, la côte s’incurvait vers le nord. Ils prirent la brise du large dans leurs petites voiles et allèrent vers Malaga en donnant de la gîte. À l’intérieur des terres, ils voyaient une chaîne de montagnes blanches, dans le lointain. Bistami, exalté par la rudesse de la traversée, se rappela les monts Zagros vus d’Ispahan, puis eut soudain un pincement au cœur en repensant à un foyer qu’il avait presque oublié. Mais là, rebondissant sur l’océan sauvage de sa nouvelle vie, il se sentait prêt à poser le pied sur une nouvelle terre.

Al-Andalus n’était qu’un immense jardin. Arbres verts tapissant les pentes des collines, montagnes enneigées au nord, grandes étendues de terres à blé sur les plaines littorales, ronds bosquets d’arbres verts, ronds fruits orange, à la saveur si douce. Le ciel était bleu dès le lever du jour, et même quand dans sa course le soleil embrasait l’air, dans les ombres la fraîcheur demeurait.

Malaga était une jolie petite ville, bâtie autour d’un fort de pierre rugueuse et d’une grande et vieille mosquée, en cours de rénovation. De larges rues ombragées par les arbres en partaient, comme les rayons d’une roue de charrette, montant jusqu’aux collines d’où l’on dominait la Méditerranée, dont le bleu azuré butait, au sud, sur les montagnes du Maghreb, d’une sécheresse d’ossements. Al-Andalus !

Bistami et ibn Ezra trouvèrent un petit refuge, une sorte de ribat, dans une bourgade à la limite de la ville, entre des champs et des plantations d’orangers. Au petit matin, ils sortaient aider les soufis dans les orangeraies et les vignes. Puis ils se rendaient dans les champs de blé, plus à l’ouest, où ils passaient le plus clair de leur temps. Le travail dans les orangeraies était facile :

— Nous taillons les arbres pour empêcher les fruits de toucher terre, leur dit, un matin, un travailleur du ribat appelé Zeya. Comme vous le voyez. J’ai essayé diverses longueurs d’élagage, pour voir ce que faisaient les fruits, mais les arbres qu’on laisse tranquilles poussent en forme d’olive, et si vous empêchez les branches de toucher le sol, alors les fruits ne seront pas contaminés par la pourriture qui vient de la terre. Ils sont assez sensibles aux maladies, je dois dire. Les fruits attrapent la pourriture verte ou noire, les feuilles deviennent cassantes, blanches, ou marron. L’écorce se couvre d’une croûte de champignons orange ou blancs. Les coccinelles nous aident bien. Sinon, on peut aussi enfumer les arbres avec des pots de fumigation. C’est ce que nous faisons pour les protéger pendant les gelées.

— Il fait si froid que ça, ici ?

— Parfois, oui, à la fin de l’hiver. Ce n’est pas le paradis, ici, vous savez.

— Je croyais que ça l’était.

L’appel du muezzin montait du ribat. Ils tirèrent leur tapis de prière et s’agenouillèrent vers le sud-est, direction à laquelle Bistami ne s’était pas encore habitué. Ensuite, Zeya les conduisit vers un fourneau de pierre où un feu était entretenu, et leur prépara une tasse de café.

— Ça n’a pas l’air d’une terre nouvelle, remarqua Bistami en savourant son café avec bonheur.

— Cette terre a été musulmane pendant des siècles et des siècles. Elle a été dirigée par les Omeyyades depuis le deuxième siècle, jusqu’à ce que les chrétiens prennent la région, et que la peste les tue.

— Des gens du Livre, murmura Bistami.

— Oui, mais corrompus. Des tyrans cruels, pour les hommes libres comme pour les esclaves. Et qui n’arrêtaient pas de se battre entre eux. C’était le chaos, à l’époque.

— Comme en Arabie, avant le Prophète.

— Oui, exactement comme ça. Et pourtant les chrétiens avaient eux aussi l’idée d’un Dieu. Ils étaient très étranges. C’étaient des querelleurs impénitents. Ils essayaient même de diviser Dieu en trois. C’est pourquoi l’islam a prévalu. Mais après quelques siècles, la vie ici était devenue tellement facile que les musulmans aussi se sont laissé corrompre. Les Omeyyades ont perdu la partie, et aucune dynastie vraiment puissante ne les a remplacés. Il y avait plus de trente États taïfas ; et ils n’arrêtaient pas de se battre. Puis les Almoravides d’Afrique les ont envahis au cinquième siècle, et au sixième siècle les Almohades du Maroc ont évincé les Almoravides et fait de Séville leur capitale. Les chrétiens, pendant ce temps-là, avaient continué à se battre dans le Nord, en Catalogne, et par-delà les montagnes de Navarre et de Franji. Ils sont revenus et ont repris la majeure partie d’al-Andalus. Mais jamais la plus méridionale, le royaume de Nasrid, qui comprend Grenade et Malaga. Ces terres restèrent musulmanes jusqu’à la fin.

— Elles sont mortes, elles aussi, dit Bistami.

— Oui. Tout le monde est mort.

— Je ne comprends pas. Ils disent qu’Allah a puni les infidèles pour avoir persécuté l’islam, mais si c’était vrai, pourquoi aurait-Il tué aussi les musulmans de cet endroit ?

Ibn Ezra secoua la tête d’un air résolu.

— Allah n’a pas tué les chrétiens. Les gens se trompent à ce sujet.

— Mais même s’Il ne l’a pas fait, reprit Bistami, Il a permis que ça arrive. Il ne les a pas protégés. Et pourtant Allah est tout-puissant. Je ne comprends pas.

Ibn Ezra haussa les épaules.

— Enfin, c’est encore une illustration du problème de la mort et du mal dans le monde. Ce monde n’est pas le Paradis, et Allah, lorsqu’il nous a créés, nous a donné le libre arbitre. Ce monde est à nous pour que nous nous révélions dévots ou corrompus. C’est très clair, parce que Allah n’est pas seulement puissant, Il est bon aussi. Il ne peut créer le mal. Et pourtant le mal existe. Il est clair que c’est nous qui le créons. Ainsi nos destinées ne peuvent être fixées ou prédéterminées par Allah. Nous devons les forger par nous-mêmes. Et parfois nous créons le mal, par peur, par avidité, ou par paresse. C’est notre faute.

— Mais la peste…, fit Zeya.

— Ce n’était ni Allah, ni nous-mêmes. Regardez, toutes les créatures vivantes se mangent les unes les autres, et souvent les plus petites dévorent les plus grandes. La dynastie s’achève et les petits guerriers la dévorent. Ce champignon, par exemple, mange l’orange tombée à terre. Le champignon est comme une armée d’un million de petits champignons microscopiques. Je peux vous la montrer avec un verre grossissant que j’ai en ma possession. Regardez l’orange – c’est une orange sanguine, vous voyez, rouge foncé à l’intérieur. Vous avez dû les croiser pour obtenir ça, hein ?

Zeya hocha la tête.

— Vous obtenez des hybrides, comme la mule. Mais avec les plantes, vous pouvez recommencer encore et encore, jusqu’à ce que vous ayez obtenu une nouvelle orange. C’est comme ça qu’Allah nous a faits. Les deux parents mélangent leur souche dans leurs rejetons. Tous les traits sont mélangés, j’imagine, mais il n’y en a que quelques-uns de saillants. Certains sont transmis, invisibles, à la génération suivante. Enfin, disons que certaines moisissures, dans leur pain, ou même dans leur eau, se sont mélangées avec d’autres, et ont donné naissance à une nouvelle pourriture, qui leur a été fatale. Elle s’est répandue, et, étant plus forte que ses parents, elle les a supplantés. Et c’est comme ça que les gens sont morts. Peut-être qu’elle était portée par l’air, comme le pollen au printemps ; peut-être qu’avant de les tuer, elle a dormi pendant des semaines chez ceux qu’elle allait empoisonner ; peut-être même qu’elle se transmettait en respirant, ou par le contact. Et puis, c’était un poison si violent qu’elle a fini par tuer toute sa nourriture. Et elle est morte d’elle-même, parce qu’elle n’avait plus rien à manger.