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Bistami regarda les quartiers d’orange qu’il tenait toujours et se sentit un peu nauséeux. Les quartiers de chair rouge sang étaient comme le sourire éclatant de la mort.

Zeya le regarda en riant.

— Allez, mangez-les ! Nous ne pouvons pas vivre comme des anges ! Tout ça s’est passé il y a plus de cent ans, et les gens sont revenus vivre ici sans problème depuis longtemps. Maintenant, nous sommes débarrassés de la peste, autant que n’importe quel autre pays. J’ai vécu ici toute ma vie. Finissez donc votre orange.

Bistami s’exécuta, songeur.

— Alors ce n’était qu’un accident.

— Oui, répondit ibn Ezra. C’est ce que je pense.

— Allah ne devrait pas permettre ça. Je trouve.

— Toutes les créatures vivantes sont libres, dans ce monde. Et puis, il se pourrait que ce n’ait pas été complètement accidentel. Le Coran nous enseigne à vivre proprement, et il se pourrait que les chrétiens aient ignoré ces lois à leurs risques et périls. Ils mangeaient du cochon, ils avaient des chiens, ils buvaient du vin…

— Nous ne pensons pas, ici, que le vin ait été un problème, dit Zeya avec un petit rire.

Ibn Ezra eut un sourire.

— Mais s’ils vivaient dans leurs caniveaux, entre les taudis et les tanneries, s’ils mangeaient du porc, touchaient des chiens, s’entretuaient comme les barbares de l’Est, s’ils se torturaient, prenaient leur plaisir avec les garçons, laissaient les corps morts de leurs ennemis suspendus aux portes des villes – s’ils faisaient tout cela, alors peut-être qu’ils ont provoqué leur propre peste, vous comprenez ce que je veux dire ? Ils ont créé les conditions qui les ont tués.

— Mais étaient-ils tellement différents des autres ? demanda Bistami en pensant aux foules et à la saleté du Caire, ou d’Agra.

Ibn Ezra haussa les épaules.

— Ils étaient cruels.

— Plus cruels que Tamerlan, le Boiteux de Fer ?

— Je ne sais pas.

— Ont-ils conquis des cités et passé tout le monde au fil de l’épée ?

— Je ne sais pas.

— C’est ce que les Mongols ont fait, et ils sont devenus musulmans. Tamerlan était musulman.

— Alors ils ont changé de coutumes. Je ne sais pas. Mais les chrétiens étaient des bourreaux. Peut-être que c’était important, peut-être que non. Toutes les créatures vivantes sont libres. Enfin, elles sont parties, maintenant, et nous sommes là.

— Et en bonne santé, globalement, fit Zeya. Évidemment, de temps en temps, un enfant a de la fièvre et meurt. Et tout le monde finit par mourir, un jour ou l’autre. Mais la vie est douce, ici. Tant qu’elle dure…

Quand les récoltes d’oranges et les vendanges furent terminées, les jours raccourcirent. Bistami n’avait pas senti ce souffle frais dans l’air depuis ses années à Ispahan. Et pourtant, en cette saison, pendant les nuits les plus froides, alors qu’on approchait du solstice d’hiver, les orangers fleurissaient : de petites fleurs enneigeaient les boules vertes des arbres. Leur odeur lui rappelait leur goût, en plus lourd, et très sucré, presque écœurant.

Dans cet air qui donnait le vertige arrivèrent des cavaliers, qui menaient une longue caravane de chameaux et de mules, suivis, dans la soirée, d’une cohorte d’esclaves à pied.

C’était le sultan de Carmona, près de Séville, dit quelqu’un ; un certain Mawji Darya. Le sultan était le plus jeune fils du nouveau calife. Il s’était querellé avec ses frères aînés, à Séville, puis à al-Majriti, et avait décampé avec sa suite dans l’intention de remonter vers le nord, à travers les Pyrénées, et de fonder une nouvelle ville. Son père et ses frères aînés dirigeaient Cordoue, Séville et Tolède, et il avait l’intention de mener son groupe hors d’al-Andalus, jusqu’à la côte méditerranéenne, sur la vieille route de Valence, puis dans l’intérieur des terres jusqu’à Saragosse, où il y avait un pont, disait-il, sur l’Èbre.

Au début de cette « hégire du cœur », comme l’appelait le sultan, une douzaine ou plus de nobles qui pensaient comme lui les avaient rejoints. Et il était devenu clair, alors que la foule bigarrée entrait dans la cour du ribat, qu’avec les familles, les amis et les suivants du jeune noble sévillan, leurs rangs s’étaient trouvés renforcés de nombreux habitants des villages et des fermes qui avaient poussé dans la campagne entre Séville et Malaga. Des derviches soufis, des commerçants arméniens, des Turcs, des juifs, des Zott, des Berbères, tous étaient représentés ; on aurait dit une caravane de marchands, ou un haj de rêve dans lequel tous les mauvais auraient été en route vers La Mecque, tous ceux qui ne deviendraient jamais hajis. Ici, il y avait une paire de nains sur des poneys, derrière, un groupe d’ex-criminels à qui on avait coupé une main ou les deux, là, des musiciens, plus loin, deux hommes déguisés en femmes. Il y avait de tout dans cette caravane.

Le sultan tendit sa large main.

— On nous appelle « la caravane des fous », comme la Nef des Fous. Nous allons voguer par-delà les montagnes vers une terre de grâce, et être les fous de Dieu. Dieu nous guidera.

De la caravane surgit sa sultane, montée sur un cheval. Elle mit pied à terre sans un regard au grand serviteur qui s’était précipité pour l’aider à descendre et rejoignit le sultan alors que Zeya l’accueillait, ainsi que les autres membres du ribat.

— Ma femme, la sultane Katima, qui vient d’al-Majriti.

La Castillane était tête nue, petite, et avait les bras minces. Sa jupe d’amazone frangée d’or balayait la poussière. L’écume d’un rang de perles retenait ses longs cheveux brillants, qui coulaient sur son dos comme des vagues noires. Elle avait le visage fin, et ses yeux bleu pâle lui conféraient un étrange regard. Elle eut un sourire pour Bistami quand on le lui présenta, et plus tard elle sourit à la ferme, et aux roues du moulin, et aux plantations d’orangers. Elle s’amusait de petites choses qu’elle était seule à voir. Les hommes commencèrent à faire de leur mieux pour être agréables au sultan, et ne le quittaient pas, afin de pouvoir rester en sa présence à elle. Bistami fit de même. Elle le regarda et dit une chose sans conséquence, d’une voix semblable à celle d’un oboe, nasale, grave. En l’entendant, il songea à ce qu’Akbar lui avait dit pendant son immersion dans la lumière : Celui que tu cherches est ailleurs.

Ibn Ezra s’inclina bien bas quand il lui fut présenté.

— Je suis un pèlerin soufi, sultane, et un humble étudiant du monde. J’ai l’intention de faire le haj, mais j’aime beaucoup l’idée de votre hégire. J’aimerais voir la Franji de mes propres yeux. J’étudie les ruines antiques.

— Des chrétiens ? demanda la sultane en braquant son regard sur lui.

— Oui, mais aussi des Romains qui les ont précédés, bien avant le Prophète. Peut-être que je pourrais faire mon haj à l’envers.

— Tous ceux qui souhaitent nous rejoindre sont les bienvenus, dit-elle.

Bistami s’éclaircit la gorge et ibn Ezra le poussa doucement en avant.

— C’est mon jeune ami Bistami, un étudiant soufi du Sind, qui faisait son haj et qui continue à présent ses études dans l’Ouest.

La sultane Katima le regarda attentivement pour la première fois, et se figea, visiblement surprise. Ses sourcils noirs, épais, se froncèrent sous l’effet de la concentration au-dessus de ses yeux pâles, et soudain Bistami vit qu’ils formaient comme deux ailes d’oiseau, cette marque qui barrait le front de sa tigresse, et lui donnait toujours l’air légèrement surpris ou perplexe, comme chez cette femme.