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— Je suis heureuse de vous rencontrer, Bistami. Nous cherchons toujours à apprendre quelque chose de ceux qui étudient le Coran.

Plus tard, ce même jour, elle envoya un esclave demander à Bistami de la rejoindre pour une audience privée, dans le jardin qui lui avait été attribué pour la durée de son séjour. Bistami y alla, en tripotant sa robe avec impuissance, crasseux au-delà de toute expression.

C’était le coucher du soleil. Les nuages brillaient dans le ciel, à l’ouest, entre les silhouettes noires des cyprès. Des fleurs de citronnier embaumaient l’air, et en la voyant debout, toute seule, à côté d’une fontaine murmurante, Bistami eut l’impression d’être entré dans un endroit qu’il avait déjà vu ; pourtant tout, ici, était disposé autrement. Des points de détail, mais surtout, étrangement, terriblement familiers, comme la sensation qui l’avait brièvement envahi à Alexandrie. Elle n’était pas comme Akbar, même pas comme la tigresse, pas vraiment. Mais c’était déjà arrivé. Il prit conscience de sa respiration.

Elle le vit debout sous les arabesques formées par les arches de l’entrée, et lui fit signe d’approcher. Bistami ne pouvait ôter son regard de ses magnifiques cheveux noirs. Elle n’avait pas de voile. Elle lui sourit.

— J’espère que ça ne vous dérange pas. Je ne le mettrai jamais. Le Coran ne parle pas du voile. Seule est faite l’obligation de cacher la poitrine. Ce qui va de soi. Quant au visage, Khadijah, la femme de Mahomet, ne porta jamais le voile. Et après sa mort, les autres femmes du Prophète ne le portèrent pas non plus. Tant qu’elle vécut, il lui fut fidèle, vous savez. Si elle n’était pas morte, il n’aurait jamais épousé une autre femme, il le dit lui-même. Alors si elle ne portait pas le voile, je ne vois pas pourquoi je le ferais. Le voile est apparu avec les califes de Bagdad, qui l’ont imposé pour se distinguer des masses et des kharijites. C’était un signe de pouvoir au sein du danger, une marque de crainte. Certaines femmes sont dangereuses pour les hommes, mais pas au point de devoir se voiler la face. En réalité, quand on voit les visages, on comprend mieux que nous sommes toutes pareilles devant Dieu. Pas de voile entre Dieu et nous, c’est ce que chaque musulman a gagné par sa soumission. Vous n’êtes pas d’accord ?

— Si, répondit Bistami, encore choqué par le sentiment de déjà-vu qui l’avait submergé.

Même les formes des nuages à l’ouest lui étaient familières, à ce moment.

— Et je ne crois pas que le Coran autorise les hommes à battre leurs femmes, pas vous ? La seule allusion possible à une chose pareille se trouve dans la sourate IV, 34, qui dit : « Quant à ces femmes dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, reléguez-les dans leur chambre », et si horrible que ce soit, « frappez-les ». Daraba, pas darraba – qui veut vraiment dire « battre ». Daraba, lui, signifie « molester », ou même « caresser avec une plume », comme dans le poème, ou même « exciter quand on fait l’amour », vous savez, daraba, daraba. Mahomet l’a dit très clairement.

Choqué, Bistami réussit à hocher la tête. Il sentit qu’il devait avoir l’air stupéfait.

Elle s’en aperçut et lui sourit.

— C’est ce que le Coran me dit, poursuivit-elle. La sourate II, 223, dit : « Votre femme est pour vous un labour. Alors traitez-la comme vous traiteriez votre ferme. » Les oulémas ont relevé ce passage comme s’il signifiait que l’on pouvait traiter les femmes comme la crotte que l’on a sous ses babouches ; mais ces docteurs de la loi, qui se dressent en intercesseurs superflus entre Dieu et nous n’ont jamais été des fermiers ; or les fermiers lisent bien le Coran, et voient dans leurs femmes leur nourriture, leur boisson, leur travail, le lit dans lequel ils se reposent la nuit, la terre même sous leurs pieds ! Oui, évidemment, vous traitez votre femme comme la terre sous vos pieds ! Rendez grâce à Dieu pour nous avoir donné le saint Coran et toute sa sagesse.

— Louanges à Dieu, dit Bistami.

Elle le regarda et éclata de rire.

— Vous pensez que je vais trop loin.

— Pas du tout.

— Oh, mais je vais loin, croyez-moi. Je vais très loin. Mais n’êtes-vous pas d’accord avec ma lecture du saint Coran ? N’ai-je pas été fidèle à la moindre de ses phrases, comme une bonne épouse est fidèle à chacun des mouvements de son mari ?

— C’est ce qu’il me semble, sultane. Je pense que le Coran… dit très clairement que nous sommes tous égaux devant Dieu, et donc, les hommes et les femmes aussi. Il y a des hiérarchies en toute chose, mais chaque membre de cette hiérarchie est égal devant Dieu, et cela seul compte. C’est ainsi que celui qui est en haut et celui qui est en bas, sur cette Terre, doivent avoir de la considération l’un pour l’autre, puisqu’ils partagent la même foi. Frères et sœurs dans la foi, peu importe que l’on soit calife ou esclave. D’où toutes les règles coraniques concernant la relation à l’autre, et les devoirs, même d’un empereur vis-à-vis du dernier de ses esclaves, ou de l’ennemi qu’il a capturé.

— Le saint livre des chrétiens contenait très peu de règles, dit-elle, suivant son propre train de pensées.

— Je ne le savais pas. Vous l’avez lu ?

— Un empereur vis-à-vis du dernier de ses esclaves, avez-vous dit. Il y a des règles même pour ça. Et pourtant, personne ne choisirait d’être esclave plutôt qu’empereur. Les oulémas ont déformé le Coran avec tous leurs hadiths, abondant toujours dans le sens de ceux qui avaient le pouvoir. Résultat : le message que Mahomet avait si clairement énoncé, sous la dictée de Dieu, a été inversé, et les bonnes musulmanes ont été à nouveau réduites en esclavage, voire pire. Pas tout à fait comme du bétail, mais déjà moins que des hommes. La femme est à son mari ce que l’esclave est à l’empereur, et non plus son féminin, son contre-pouvoir, son égale.

Elle était très animée à présent, et il voyait ses joues empourprées, même dans la maigre lueur de la fin du jour. Ses yeux étaient si pâles qu’on aurait dit de petits lacs tombés du ciel crépusculaire. Puis des serviteurs apportèrent des torches, ce qui accentua sa rougeur et embrasa ses yeux pâles. Il y lisait beaucoup de colère, une colère intense, mais Bistami n’avait jamais vu une telle beauté. Il la regardait, essayant de fixer ce moment dans sa mémoire, se disant : Tu n’oublieras jamais cet instant, tu n’oublieras jamais cet instant !

Après un long silence, Bistami comprit que s’il ne disait rien, la conversation serait terminée.

— Les soufis, dit-il, parlent souvent du rapport direct à Dieu. C’est une question d’illumination. J’ai… j’en ai personnellement fait l’expérience, dans un moment de paroxysme. Pour les sens, c’est comme se trouver dans la lumière ; pour l’âme, c’est l’état de baraka, la grâce divine. Et c’est valable pour tout le monde également.

— Mais quand ils disent « tout le monde », les soufis veulent-ils dire « les femmes » aussi ?

Il réfléchit à cela. Les soufis étaient des hommes, c’était vrai. Ils formaient une fraternité, ils voyageaient seuls et restaient dans des ribats ou des zawiyas, ces logis où il n’y avait pas de place pour les femmes ; s’ils étaient mariés, ils étaient soufis, et leurs femmes étaient femmes de soufis.

— Ça dépend de l’endroit où vous vous trouvez, temporisa-t-il. Et quel maître soufi vous suivez.

Elle le regarda avec un petit sourire, et il s’aperçut qu’il avait fait un mouvement sans s’en rendre compte, dans ce jeu destiné à lui permettre de rester auprès elle.

— Mais une femme ne saurait être un professeur soufi, dit-elle.