— Eh bien non. Parce qu’ils dirigent parfois les prières.
— Et une femme ne saurait diriger la prière ?
— Eh bien, fit Bistami, choqué. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille.
— De même qu’un homme n’a jamais enfanté.
— Exactement.
Gros soulagement.
— Mais les hommes ne peuvent avoir d’enfants, souligna-t-elle. Alors que les femmes pourraient très bien diriger les prières. Au harem, je les dirige tous les jours.
Bistami ne sut que répondre. Il était encore sous le choc de cette idée.
— Et les mères disent toujours à leurs enfants comment prier.
— Oui. C’est vrai.
— Avant Mahomet, les Arabes adoraient des déesses, vous savez.
— Des idoles.
— Enfin, c’était l’idée. Les femmes sont des puissances dans le royaume de l’âme.
— Oui.
— Ce qui est là-haut doit se retrouver ici-bas. C’est vrai en toutes choses.
Elle fit un pas vers lui, soudain, et mit la main sur son bras nu.
— Oui, dit-il.
— Nous avons besoin de spécialistes du Coran pour nous accompagner dans le Nord, pour nous aider à déblayer le Coran des toiles d’araignées qui l’obscurcissent et pour nous enseigner l’illumination. Voulez-vous venir avec nous ? Le ferez-vous ?
— Oui.
7. La caravane des fous
Le sultan Mawji Darya était presque aussi beau et raffiné que sa femme, et tout aussi enclin qu’elle à parler de ses idées, qui la plupart du temps tournaient autour de la convivencia. Ibn Ezra avait dit à Bistami que c’était un sujet très en vogue chez les jeunes nobles d’al-Andalus : recréer l’âge d’or du califat des Omeyyades du sixième siècle, à l’époque où les dirigeants musulmans avaient autorisé les juifs et les chrétiens à vivre et prospérer parmi eux, et où ils avaient, tous ensemble, créé la merveilleuse civilisation qu’avait été al-Andalus, avant l’Inquisition et la peste.
Alors que la caravane, dans sa splendeur fanée, quittait Malaga, ibn Ezra en dit plus long à Bistami sur cette période, dont Khaldun n’avait que brièvement parlé, et les religieux de La Mecque et du Caire pas du tout. Les juifs andalous, en particulier, avaient bien réussi, traduisant bon nombre de textes du grec ancien en arabe, en y incluant leurs propres commentaires, et en faisant d’intéressantes découvertes dans les domaines de la médecine et de l’astronomie. Les religieux musulmans andalous avaient utilisé ce qui leur était désormais accessible de la logique grecque, principalement d’Aristote, pour défendre la doctrine de l’islam avec toute la force de la raison – ibn Sina et ibn Rachid étant les deux plus importants d’entre eux. Ibn Ezra ne cessait de louer leurs travaux.
— J’espère les poursuivre à la mesure de mes maigres moyens, si Dieu le veut, en portant une attention toute particulière à la nature et aux ruines du passé.
Ils s’abandonnèrent au rythme de la caravane, qui leur était désormais familier. À l’aube : alimenter les feux de camp, moudre le café, nourrir les chameaux. Empaqueter et charger, faire avancer les chameaux. Leur colonne s’étirait sur plus d’une lieue, de nombreux groupes s’égrenant à l’arrière, les rattrapant, s’arrêtant, revenant ; la plupart avançaient lentement. L’après-midi, ils dressaient le camp ou s’arrêtaient à un caravansérail, même si, à mesure qu’ils montaient vers le nord, ils ne trouvaient le plus souvent que des ruines. C’est tout juste s’il y avait encore une route. Elle était envahie par des arbres plus que centenaires, aux troncs épais comme des tonneaux.
Le magnifique paysage qu’ils traversaient était bordé par des chaînes de montagnes, entre lesquelles s’étendaient de larges plateaux. Tout en avançant, Bistami sentit qu’ils se rendaient dans un espace supérieur, où les couchers de soleil projetaient de longues ombres sur un monde plus vaste, plus noir et plus venteux. Un soir, alors qu’un dernier éclat de lumière crevait les nuages bas et lourds, Bistami entendit quelque part dans le camp un musicien jouer de l’oboe, sculptant dans l’air une longue, une interminable mélodie, plaintive, poignante, qui s’enroulait sur elle-même. La chanson de ce plateau à la fin du jour, son âme même, aurait-on dit. La sultane se tenait à la limite du campement, écoutant avec lui, sa fine tête tournée comme celle d’un faucon, elle regardait le soleil se coucher. Il tombait à la vitesse exacte du temps lui-même. Toute parole était inutile dans ce monde chantant, si vaste, si noué. Aucun esprit humain ne pourrait jamais en faire le tour, même la musique ne faisait que l’effleurer, et encore, cet aperçu ils ne le comprenaient pas – ils ne faisaient que le sentir. L’univers tout entier était hors de leur portée.
Et pourtant, et pourtant, parfois, comme en cet instant, au crépuscule, dans le vent, nous avons, grâce à un sixième sens dont nous ignorons jusqu’à l’existence, des aperçus de ce monde plus vaste – larges pans de signification cosmique, un sens du sacré qui s’étend à tout, par-delà les sens, la pensée ou même les sentiments –, ce monde visible qui est le nôtre, illuminé de l’intérieur, vibrant de réalité.
La sultane eut un mouvement. Les étoiles brillaient dans le ciel indigo. Elle marcha jusqu’à l’un des feux. Elle l’avait choisi comme cadi, se dit Bistami, pour donner une dimension supplémentaire à ses propres idées. Une communauté comme la leur avait besoin d’un professeur soufi plutôt que d’un simple religieux. Elle avait été une élève studieuse, disaient les gens, et avait traversé des crises à peu près trois années auparavant. Elle en était sortie changée.
Bien, cela s’éclaircirait le moment venu. En attendant, la sultane ; le son de l’oboe ; le vaste plateau. Ces choses n’arrivent qu’une fois.
La force de cette sensation le frappa aussi violemment que le sentiment d’attente qu’il avait éprouvé dans le jardin du ribat.
Alors que les plateaux s’offraient à la chaleur du soleil, les fleuves creusaient de profonds ravins dans le sol, comme les wadis du Maghreb, mais s’écoulant toujours.
Les fleuves étaient larges, et les traverser n’était pas simple. La ville de Saragosse s’était développée autrefois grâce à son grand pont de pierre, qui permettait de franchir l’un des plus grands fleuves, appelé l’Èbre. Maintenant, la ville était à peu près déserte. On n’y croisait que des marchands ambulants, quelques vendeurs et bergers, regroupés près du pont, dans des maisons de pierre dont on aurait dit que le pont lui-même les avait bâties, dans son sommeil. Le reste de la ville avait disparu, envahi par les pins et les broussailles.
Mais le pont était toujours là. Il était fait de pierres levées, de gros blocs carrés, lisses, qu’on aurait dits biseautés, si étroitement joints qu’on n’aurait pu glisser une pièce, ou même l’ongle, entre eux. Les piliers campés sur chaque rive étaient de massives tours de pierre, reposant sur des lits de roche, dit ibn Ezra. Il les étudia avec beaucoup d’intérêt alors que la fin de la caravane le traversait pour aider à monter les tentes de l’autre côté. Bistami regarda le croquis qu’il en avait fait.
— C’est beau, n’est-ce pas ? On dirait une équation. Sept arches semi-circulaires, avec une plus grande au milieu, à l’endroit où le lit du fleuve est le plus profond. Tous les ponts romains que j’ai vus respectent l’harmonie du lieu où ils ont été bâtis. Ils ont très souvent ces arches semi-circulaires, qui donnent sa force à la structure, mais qui ne sont pas très longues. Et c’est pour cela qu’il y en a tant. Ils sont toujours appareillés en moellons – tu vois ces pierres carrées ? Ainsi, elles s’appuient les unes sur les autres, et rien ne peut les faire bouger. Il n’y a pas de magie là-dedans. Nous pourrions en faire autant, en nous creusant un peu la tête. Le seul véritable problème, c’est de protéger les fondations des crues. J’en ai vu quelques-uns de vraiment bien construits, avec des piles à sabot de fer, sombrer au fond du fleuve. Si quelque chose doit disparaître, c’est bien les fondations. Quand ils ont essayé de les monter plus vite, grâce à d’énormes quantités de pierres, ils pavèrent le lit du fleuve pour le préparer à recevoir les lourdes piles du pont.