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— Là d’où je viens, les ponts s’affaissent comme un rien, dit Bistami. Les gens en construisent un autre, et voilà.

— Oui, mais ceux-ci sont bien plus beaux. Je me suis toujours demandé s’ils avaient écrit comment ils faisaient. Je n’ai jamais vu de livres sur leurs ponts. Les bibliothèques que l’on trouve par ici sont très mauvaises. Rien que des livres de comptes, avec l’inévitable rayon d’ouvrages pornographiques. Si jamais il y a eu quoi que ce soit d’autre, on s’en est servi pour allumer le feu. De toute façon, les pierres racontent l’histoire. Tu vois, elles ont été si bien taillées qu’ils n’ont pas eu besoin de mortier. Les agrafes de fer que tu vois çà et là ont sans doute servi d’amarres aux échafaudages.

— Dans le Sind, les Moghols sont de grands bâtisseurs, dit Bistami en pensant à la perfection avec laquelle se joignaient les pierres dans la tombe de Chishti. Mais ils font surtout des forts et des temples. Leurs ponts sont généralement en bambous, jetés sur des piles de pierre.

Ibn hocha la tête.

— On en voit beaucoup comme ça. Mais peut-être que ce fleuve ne déborde pas si souvent. Ce pays a l’air aride.

Dans la soirée, ibn Ezra leur montra une petite maquette des palans que les Romains avaient sûrement utilisés pour déplacer les plus grosses pierres : des cordes et des trépieds. Le sultan et la sultane constituaient son principal public, mais nombreux étaient ceux qui assistaient à sa démonstration, tandis que d’autres déambulaient à la lueur des torches. Ils posaient des questions à ibn Ezra, faisaient des commentaires ; ils se regroupèrent quand le chef de la cavalerie du sultan, Sharif Jalil, s’approcha du cercle avec deux de ses cavaliers, qui en encadraient un troisième, accusé de vol. Apparemment, pas pour la première fois. En entendant le sultan discuter de son cas avec Sharif, Bistami comprit que l’accusé avait une réputation sulfureuse, pour des raisons qu’ils connaissaient mais dont ils ne voulaient pas parler – sans doute aimait-il un peu trop les petits garçons. Une appréhension proche de la terreur saisit Bistami, qui se rappela quelques scènes de Fatehpur Sikri ; l’application stricte de la charia voulait que l’on coupât la main aux voleurs. Quant aux hommes convaincus de sodomie, ce vice infâme des croisés chrétiens, ils étaient mis à mort.

Mais Mawji Darya se contenta de s’approcher de l’homme et le fit s’agenouiller en le tirant par l’oreille, comme s’il punissait un enfant.

— Tu n’as que faire ici. Tu nous as rejoints à Malaga, et la seule chose qui te reste à faire, c’est de travailler honnêtement pour gagner ta place dans la cité.

La sultane hocha la tête en entendant ces paroles.

— Si nous le voulions, reprit le sultan, nous aurions le droit de te punir d’une façon que tu n’apprécierais probablement pas. Va demander à nos pauvres manchots, si tu ne me crois pas ! Ou bien nous pourrions simplement t’abandonner ici, on verrait bien comment tu te débrouillerais avec les autochtones. Les Zott n’aiment pas que les autres fassent comme eux. Ton cas serait vite expédié. À présent je t’avertis, c’est ce qui t’arrivera si Sharif te ramène encore une fois devant moi. Tu seras chassé de ta famille. Crois-moi (il regarda ostensiblement sa femme), tu le regretteras.

L’homme marmonna quelque chose d’une voix geignarde (Bistami vit qu’il était soûl) et ses gardes l’éloignèrent. Le sultan dit à ibn Ezra de continuer à leur parler des ponts romains.

Plus tard, Bistami rejoignit la sultane dans la grande tente royale, et vit à quel point leur cour était ouverte à tous.

— Pas de voiles, dit Katima sèchement. Pas d’izar, ni de hijab, le voile qui séparait le calife de son peuple. Le hijab a été le premier pas vers le despotisme du calife. Mahomet n’a jamais voulu ça, jamais. Il avait fait de la première mosquée une réunion d’amis. Tout le monde avait accès à lui, tout le monde parlait librement. Cela aurait pu durer toujours, la mosquée aurait pu devenir le lieu de… d’une autre voie. Où les hommes et les femmes auraient parlé tous ensemble. C’était ce que Mahomet avait commencé à construire, et qui sommes-nous pour changer ce qu’il avait entrepris ? Pourquoi suivre les traces de ceux qui construisent des barrières et deviennent des tyrans ? Mahomet voulait que ce soit le sentiment de groupe qui prédomine, et que la personne qui les mènerait ne soit guère plus qu’un hakam, un arbitre. C’était le titre qu’il aimait le plus et dont il était le plus fier, le savais-tu ?

— Oui.

— Mais à son départ pour le ciel, Muawya établit le califat et posta des gardes dans les mosquées pour se protéger. Depuis, c’est la tyrannie. L’islam est passé de la soumission au joug, et les femmes ont été bannies des mosquées et de la place qui leur revenait. C’est une perversion de l’islam !

Le rouge lui était monté aux joues, et elle avait parlé en s’efforçant de contenir son émotion. Bistami n’avait jamais vu une telle ferveur ni une telle beauté habiter un visage. Il arrivait à peine à penser ; ou plutôt, il était plein de pensées diverses et contradictoires, et, lorsqu’il cherchait à se concentrer sur l’une d’elles, le flot des suivantes l’assaillait et le laissait tout tremblant ; incapable de poursuivre la pensée affluente, à peine capable de laisser couler en lui tous les courants de ses pensées en même temps.

— Oui, dit-il.

Elle s’éloigna à grands pas vers le feu, et s’assit subitement en tailleur dans un grand remous de robes, parmi les manchots à qui l’on avait pour certains coupé les deux mains. Ils l’accueillirent joyeusement et lui offrirent à boire en lui tendant une coupe, qu’elle but avidement, avant de la reposer et de dire à l’un d’eux :

— Allons, il faut vraiment que je m’occupe de toi. Ça ne va pas du tout…

Ils poussèrent un tabouret dans sa direction. Elle s’assit, pendant que le manchot s’agenouillait devant elle, lui présentant son large dos. Elle prit le peigne qu’on lui tendait, une fiole d’huile, et commença à démêler les longs cheveux de l’homme. L’étrange équipage de leur nef des fous s’approcha d’elle, et l’entoura avec bonheur.

Au nord de l’Èbre, la caravane cessa de grossir. Il y avait moins de villes sur la vieille route du Nord, et elles étaient plus petites, composées de récentes colonies maghrébines, de Berbères qui avaient traversé la mer depuis Alger, ou même Tunis. Ils faisaient pousser de l’orge et des concombres, menaient paître les moutons et les chèvres dans la longue vallée fertile encadrée d’un côté de crêtes rocailleuses, et de l’autre par la Méditerranée. C’était la Catalogne, un très beau pays, avec de nombreuses forêts sur les collines. Ils avaient laissé les États taïfas derrière eux, au sud. Les gens d’ici étaient contents ; ils ne ressentaient pas le besoin de suivre un sultan soufi détrôné et sa caravane bigarrée, jusqu’aux Pyrénées, puis dans la Franji sauvage. De toute façon, ainsi que l’avait indiqué ibn Ezra, la caravane n’avait pas de quoi nourrir plus de monde, ni d’or ou d’argent pour acheter plus de vivres qu’ils n’en avaient déjà acheté au cours du voyage.

Ils continuèrent donc sur la vieille route et, au terme d’une longue vallée qui allait en s’étrécissant, atteignirent un vaste plateau sec et rocheux, menant vers les contreforts boisés d’une chaîne de montagnes formée d’une roche plus noire que celle de l’Himalaya. La route montait en serpentant sur la partie basse du plateau incliné, ouvrant une blessure dans les montagnes rocailleuses qui se dressaient devant eux. Juste au-dessous ruisselait un mince filet d’eau dans le lit d’une rivière presque à sec. À présent, ils ne rencontraient plus âme qui vive, ils campaient sous la tente ou à la belle étoile, et s’endormaient, bercés par le bruit du vent dans les arbres, le clapotement des ruisseaux, et les chevaux qui renâclaient, attachés par les harnais. Finalement, la route qui sinuait entre les rochers s’aplanit, traversa une première passe rocailleuse, une prairie entourée de pics, puis un col étroit bordé de hautes parois de granit, avant de redescendre. Par rapport à la passe de Khyber, ce n’était pas si difficile, pensa Bistami. Mais bien des gens dans la caravane tremblaient de peur.