Mais la sultane Katima arriva, montée sur sa jument arabe, se laissa glisser à terre et s’approcha du sultan. Elle posa la main sur son bras et lui dit quelque chose qu’il fut seul à entendre. Il eut l’air surpris, sembla réfléchir à toute allure. La sultane jeta un regard farouche aux récalcitrants. C’était une rebuffade tellement amère que Bistami se sentit frémir ; pour rien au monde il n’aurait pris le risque de s’attirer un regard pareil de sa part. Et en vérité, les mécréants blêmirent et baissèrent les yeux, honteux.
— Mahomet nous a dit que le savoir était ce que Dieu espérait de mieux pour l’humanité, dit-elle. La mosquée est le cœur de l’apprentissage, la maison du Coran. La madrasa est une extension de la mosquée. Il doit en être ainsi dans toute communauté musulmane, si l’on veut connaître Dieu plus intimement. Et il en sera de même ici. Évidemment.
Elle conduisit alors son mari à l’écart, vers le palais qui se trouvait de l’autre côté du vieux pont de la cité. Au milieu de la nuit, les gardes du sultan revinrent, sabre au clair, brandissant des piques, pour chasser les indésirables et les disperser ; mais la zone était déjà vide.
Ibn Ezra hocha la tête, soulagé, en apprenant la nouvelle.
— À l’avenir, nous devrons nous y prendre bien à l’avance si nous voulons éviter ce genre de conflit, dit-il tout bas à Bistami. Cet incident sert peut-être la réputation de la sultane, d’une certaine façon, mais à quel prix.
Bistami ne voulait pas y réfléchir.
— Au moins, maintenant, nous aurons une mosquée et une madrasa côte à côte.
— Ce sont les deux parties d’une même chose, comme disait la sultane. Surtout si l’étude du monde sensible fait partie du programme de la madrasa. Ce que j’espère. Je ne peux supporter qu’un tel endroit ne serve qu’à de simples dévots. Dieu nous a placés dans ce monde pour le comprendre ! C’est ce que nous pouvons faire de mieux pour Le remercier, comme disait ibn Sina.
Cette petite crise fut bientôt oubliée, et la nouvelle ville, que la sultane appela Baraka – ce qui voulait dire « grâce », ainsi que le lui avait dit Bistami –, prit forme comme si Dieu lui-même en avait dessiné les plans. Tout y était évident. Les ruines de la vieille ville disparaissaient sous les rues, les places, les jardins et les ateliers de la nouvelle cité ; l’architecture et le plan de la ville ressemblaient à ceux de Malaga et des autres villes de la côte d’al-Andalus, sauf que ses murs étaient plus hauts, et ses fenêtres plus petites, car les hivers y étaient plus froids, et qu’un vent âpre soufflait de l’océan en automne comme au printemps. Le palais du sultan était le seul bâtiment de Baraka aussi ouvert et élancé qu’une construction méditerranéenne. Cela rappelait aux gens leur origine et leur montrait que le sultan se trouvait au-dessus des contraintes de la nature. De l’autre côté du pont, les places, les rues et les ruelles étaient petites de sorte que, le long du fleuve, une médina ou une casbah se développa. C’était, comme dans toutes les villes maghrébines ou arabes, un véritable dédale de maisons, de deux étages pour la plupart et dont les fenêtres du haut se faisaient face par-delà des ruelles tellement étroites qu’on pouvait, comme on le disait partout, se passer le sel et le poivre d’une fenêtre à l’autre par-dessus la rue.
La première fois qu’il neigea, tout le monde se précipita sur la place de la grande mosquée, après avoir enfilé plusieurs couches de vêtements. Un grand feu de joie fut allumé, le muezzin appela à la prière, on se mit à prier, les musiciens du palais jouèrent, les lèvres bleuies, les doigts gourds, et les gens dansèrent comme des soufis autour du feu de joie. Des derviches tourneurs dans la neige : tout le monde rit à ce spectacle, sentant qu’ils avaient amené l’islam dans un nouvel endroit, un nouveau climat. Ils faisaient un nouveau monde ! Il y avait tout le bois qu’on voulait dans les forêts encore inexplorées, au nord, et du poisson et du gibier à profusion. Ils avaient chaud, ils avaient à manger. En hiver, la vie continuait, sous une mince couverture de neige fondante, humide, comme s’ils vivaient dans les montagnes les plus hautes. Le fleuve déroulait son long estuaire dans l’océan gris, les vagues déferlaient sur la plage avec une férocité implacable, dévorant en un instant les flocons de neige tombés dans les vagues. Ils étaient chez eux.
Un jour, au printemps, une autre caravane arriva, pleine d’étrangers et de tout ce qu’ils avaient en ce bas monde. Ils avaient entendu parler de Baraka, et voulaient s’y installer. C’était une autre nef des fous, partie de colonies arméniennes et zott établies en Castille et au Portugal, dont les tendances criminelles paraissaient évidentes, à voir le nombre important de mains coupées, d’instruments de musique, de marionnettistes et de diseuses de bonne aventure.
— Je suis surpris qu’ils aient réussi à franchir les montagnes, dit Bistami à ibn Ezra.
— La nécessité les a rendus inventifs, sans nul doute. Al-Andalus est un endroit dangereux pour ces gens-là. Il paraît que le frère du sultan est un calife des plus sévères, d’une pureté quasi almohade. La forme d’islam qu’il fait respecter est si pure que je ne crois pas qu’on en ait jamais vu de telle, même au temps du Prophète. Non, cette caravane est faite de gens en fuite. Comme l’était la nôtre.
— Un sanctuaire, dit Bistami. C’est ainsi que les chrétiens appellent un endroit où ils sont à l’abri. Généralement leurs églises, ou la cour d’un roi. Comme certains des ribats soufis, en Perse. C’est une bonne chose. Les braves gens viennent vous voir quand la loi devient trop dure.
C’est ainsi qu’ils vinrent. Certains étaient des apostats ou des hérétiques, et Bistami débattit avec eux dans la mosquée même, s’efforçant, tout en parlant, de créer une atmosphère dans laquelle toutes les questions pouvaient être discutées librement, sans que l’on ait l’impression qu’un danger planait au-dessus de votre tête – il existait, mais il était lointain, de l’autre côté des Pyrénées –, et sans que rien de blasphématoire envers Dieu ou Mahomet soit proféré. Peu importait que l’on soit sunnite ou chiite, arabe ou andalou, turc ou zott, homme ou femme ; ce qui comptait, c’était la dévotion, et le Coran.
Il était intéressant pour Bistami de constater que ce difficile exercice d’équilibre religieux devenait de plus en plus facile au fur et à mesure qu’il s’y livrait – comme s’il se livrait à un effort physique, sur une crête ou une haute muraille. Défi à l’autorité du calife ? Voir ce que le Coran en disait. Ignorer les hadiths qui avaient encroûté le saint Livre, et l’avaient si souvent déformé : couper à la source. Là, les messages pourraient être ambigus, ils l’étaient souvent ; mais le Livre était venu à Mahomet après bien des années, et les concepts importants y étaient généralement répétés, chaque fois de façon légèrement différente. Ils en effectuaient une lecture comparée, et commentaient les différences.
« Quand j’étudiais à La Mecque, les vrais lettrés disaient… » C’était là toute l’autorité que Bistami revendiquait : il avait entendu parler les vraies autorités. C’était la méthode du hadith, évidemment, mais avec un contenu différent : on ne pouvait se fier au hadith ; seulement au Coran.
« Je parlais de cette question avec la sultane… » C’était entre elle et lui toujours le même enjeu. De fait, il s’entretenait avec elle d’à peu près toutes les questions qui se présentaient, et systématiquement des problèmes relatifs aux femmes ou à l’éducation des enfants. En ce qui concernait la vie familiale, il s’en remettait à son jugement à elle, auquel il apprenait à se fier de plus en plus alors que les années passaient. Elle connaissait le Coran sur le bout des ongles, et avait mémorisé toutes les sourates qui étayaient son point de vue sur les excès de la hiérarchie, et la protection des plus faibles – qui était sa priorité. Elle parlait à l’œil et au cœur, où qu’elle aille, et à la mosquée plus que partout ailleurs. Personne ne mettait plus en cause son droit à s’y trouver, et même parfois à diriger la prière. Il aurait paru anormal, dans la mosquée d’une ville appelée Baraka, d’entraver la démarche d’une telle personne, si pleine de grâce divine. Comme elle le disait si bien : « N’est-ce pas Dieu qui m’a faite ? Ne m’a-t-Il pas donné un esprit et une âme aussi vastes que ceux de n’importe quel homme ? Les enfants des hommes ne sont-ils pas nés d’une femme ? N’accorderiez-vous pas à votre propre mère une place au ciel ? Quelqu’un qui n’aurait pas été admis dans la contemplation de Dieu ne pourrait-il quand même gagner son ciel ? »