Quiconque répondait par la négative ne restait pas longtemps à Baraka. D’autres villes s’installèrent en amont et au nord du fleuve, des villes peuplées d’Arméniens et de Zott, moins habités par la ferveur musulmane. Un bon nombre des sujets du sultan s’en allèrent au fil du temps. Néanmoins, il y avait toujours plus de monde à la grande mosquée. Ils en construirent de plus petites dans les faubourgs, qui ne cessaient de s’étendre, autour des mosquées de quartier habituelles – mais la mosquée du Vendredi restait toujours le lieu de rencontre de la cité. Toute la population se retrouvait sur la place et dans l’enceinte de la madrasa les jours fériés, pour les fêtes, pour le ramadan, et le premier jour de neige, tous les ans, quand on allumait le feu de joie de l’hiver. Baraka était alors comme une seule famille, dont la sultane Katima était la mère et la sœur.
La madrasa grandissait aussi vite que la ville, sinon plus. Tous les printemps, quand la neige avait fondu sur les routes de montagne, de nouvelles caravanes arrivaient, guidées par des montagnards. Dans chaque groupe, certains étaient venus étudier à la madrasa, qui était devenue célèbre pour les recherches d’ibn Ezra sur les plantes et les animaux, les Romains, les techniques de construction et les étoiles. Ceux qui venaient d’al-Andalus amenaient parfois avec eux les copies des livres qu’ibn Rachid ou Maïmonide venaient de retrouver, ou les nouvelles traductions arabes des Grecs anciens, et ils amenaient aussi le désir de partager leurs connaissances et d’en apprendre davantage. La convivencia avait son cœur à la madrasa de Baraka, et l’information se répandait.
Et puis, un jour funeste, à la fin de la sixième année de l’hégire de Baraka, le sultan Mawji Darya tomba gravement malade. Il avait beaucoup grossi depuis quelques mois, et ibn Ezra avait tenté de s’improviser son médecin, l’astreignant à un régime strict de lait et de céréales qui avait paru lui donner un regain d’énergie et meilleure mine. Mais, une nuit, il s’était senti mal. Ezra était allé tirer Bistami du lit :
— Viens ! Le sultan est tellement malade qu’il a besoin de prières !
Cette injonction d’ibn Ezra était mauvais signe en vérité, car il n’était pas du genre à inciter à prier pour un oui ou pour un non. Bistami le suivit en courant et rejoignit la famille royale dans son aile du palais. La sultane Katima était blême, et Bistami fut choqué de voir à quel point son arrivée la rendait malheureuse. Elle n’avait rien contre lui personnellement, mais elle savait pourquoi ibn Ezra était allé le chercher à cette heure. Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux, le visage baigné de larmes.
Dans sa chambre, le sultan se tordait de douleur. Incapable de prononcer une parole. On n’entendait que sa respiration, lourde, haletante. Il avait le visage rouge brique.
— A-t-il été empoisonné ? demanda Bistami à l’oreille d’ibn Ezra.
— Non, je ne crois pas. Leur goûteur va bien, fit-il en indiquant le gros chat qui dormait, roulé en boule dans sa corbeille. À moins que quelqu’un ne l’ait piqué avec une aiguille empoisonnée. Mais je n’en vois aucun signe.
Bistami resta auprès du sultan malade, qui se tournait et se retournait dans son lit, et prit sa main brûlante. Le sultan n’eut pas le temps d’articuler un mot. Il poussa un faible gémissement, se cambra. Il avait cessé de respirer. Ibn Ezra lui croisa les bras sur la poitrine et appuya fortement dessus en grognant lui-même. En vain ; le sultan était mort, son corps encore noué par son dernier spasme. La sultane éclata en sanglots, essaya de le ranimer, l’appela, appela Dieu et implora ibn Ezra de poursuivre ses efforts. Il fallut aux deux hommes un certain temps pour la convaincre que tout était fini ; ils avaient échoué. Le sultan était mort.
Les rites funéraires de l’islam remontaient à une époque très reculée. Selon la tradition, les hommes et les femmes se réunissaient séparément pour la cérémonie, et ne se retrouvaient brièvement qu’au cimetière, pour l’inhumation.
Mais évidemment, comme c’étaient les premières funérailles d’un sultan de Baraka, la sultane mena elle-même la population sur la place de la grande mosquée, où elle avait ordonné que le corps restât exposé. Bistami ne pouvait faire autrement que de suivre la foule et de se tenir devant elle pour réciter les vieilles prières rituelles comme si elles avaient toujours dû être annoncées aux hommes et aux femmes, en même temps. Et pourquoi pas ? Certains passages n’avaient de sens que s’ils étaient lus à tous les membres de la communauté ; et soudain, en regardant les visages hâves, désolés, des habitants, il comprit que la tradition était mauvaise, qu’elle était évidemment dans l’erreur. Oui, il était cruel de couper la communauté en deux au moment même où elle aurait eu besoin de se voir réunie. Il avait toujours adhéré aux idées de la sultane, et n’avait jamais remis en cause le fait qu’elle avait toujours raison. Cependant, jamais encore il n’avait si puissamment pris conscience de la nature anticonformiste de ses sentiments, et cela l’ébranla. Là, devant le cercueil de son sultan bien-aimé, il rappela à la population que les heures où le soleil brillait sur nos vies étaient comptées. Il prononça les paroles de ce sermon impromptu d’une voix rauque, déchirante, qui lui fit l’impression de venir d’une autre gorge. La même que pendant ces éternelles journées d’une autre vie, où il récitait le Coran sous le nuage de la colère d’Akbar. C’était trop à la fois, et il se mit à pleurer, incapable de continuer à parler. Les gémissements reprirent. Tous, sur la place, pleuraient, et beaucoup se frappaient, se livrant au rituel d’autoflagellation qui permettait d’évacuer une partie de la douleur.
La ville entière suivit le cortège, la sultane Katima le menant sur sa jument baie. La foule rugissait son chagrin comme la mer roulait les galets de la plage. Ils enterrèrent le sultan de telle sorte qu’il dominât le vaste océan gris, et après cela, tout ne fut plus que cendres et crêpes noirs pendant de longs mois.
En fait, ils ne devaient plus jamais ressortir de cette année de deuil. Ce n’était pas que la mort de leur chef ; c’était aussi que la sultane continuait à régner, seule.
Bien sûr, Bistami et tous les autres auraient dit que la sultane Katima était la véritable souveraine depuis le début, et que le sultan n’était que son époux gracieux et bien-aimé. C’était vrai, sans aucun doute. Mais maintenant, quand la sultane Katima de Baraka entrait dans la grande mosquée et prononçait les prières du Vendredi, Bistami se sentait mal à l’aise et voyait que les gens de la ville l’étaient également. Katima avait ainsi parlé de nombreuses fois dans le passé, mais à présent tous ressentaient l’absence de l’aile protectrice de leur sultan bien-aimé, désormais de l’autre côté du fleuve.
Ce malaise se communiqua à Katima, évidemment, et ses discours devinrent plus stridents et plus plaintifs.