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— Dieu veut l’égalité dans le mariage. Ce que le mari peut être, la femme peut l’être aussi : dans la période de chaos qui précédait l’an un, au moment zéro, les hommes traitaient les femmes comme des animaux domestiques. Dieu parla par l’intermédiaire de Mahomet et dit clairement que les femmes étaient des âmes égales à celles des hommes, et devaient être traitées comme telles. Elles reçurent de Dieu de nombreux droits spécifiques, en matière d’héritage, d’éducation des enfants, de divorce, de libre arbitre… Avant la première hégire, avant l’an un, au beau milieu de ce chaos tribal de meurtres et de vols, cette société de singes, Dieu dit à Mahomet de changer tout ça. Il dit : Oh oui, évidemment, vous pouvez épouser plus d’une femme, si vous le voulez – si vous pouvez y arriver sans querelles. Puis le verset suivant dit : Mais ça ne peut pas être fait sans querelles ! Qu’est-ce donc, sinon une condamnation de la polygamie en deux parties, énoncée sous la forme d’une énigme ou d’une leçon, pour des hommes qui sans cela n’y auraient jamais pensé par eux-mêmes ?

Mais à présent, il était tout à fait clair qu’elle essayait de changer la façon dont les choses marchaient, la façon dont l’islam marchait. Évidemment, ils avaient tous essayé, depuis le début – mais en secret, peut-être, sans l’avouer à personne, sans se l’avouer à eux-mêmes. Maintenant, ils étaient confrontés au changement, représenté sous les traits de leur seule dirigeante, une femme. Il n’y avait pas de reines dans l’islam. Aucun des hadiths ne s’appliquait plus.

Bistami, qui s’efforçait désespérément de l’aider, fit ses propres hadiths – en leur fournissant des isnads plausibles mais fallacieux, les attribuant à d’anciennes autorités soufies inventées de toute pièce, à leur sultan, Mawji Darya, ou encore à un vieux soufi persan dont il avait entendu parler. Parfois, même, il laissait entendre que c’étaient des éléments de sagesse trop communs pour avoir besoin d’être attribués à un auteur quelconque. La sultane en faisait tout autant, en suivant son exemple (croyait-il), mais elle s’abritait généralement derrière le Coran, retournant de façon obsessionnelle aux sourates qui étayaient ses positions.

Mais tout le monde savait comment les choses marchaient en al-Andalus, et au Maghreb, et à La Mecque, et de fait partout, d’un bout à l’autre du Dar al-islam, de la rive de l’océan occidental à celle de l’océan oriental (qui, disait à présent ibn Ezra, étaient les deux rives d’un même océan, occupant la majeure partie de la Terre, laquelle était un globe essentiellement couvert d’eau). Les femmes ne dirigeaient pas la prière. Quand la sultane le faisait, cela restait choquant, et triplement depuis que le sultan n’était plus là. Tout le monde le disait : si elle voulait continuer sur ce chemin, il fallait qu’elle se remarie.

Mais elle ne donnait pas l’impression d’y songer. Elle portait les voiles noirs du deuil, se tenait à l’écart de tout le monde, et n’avait pas d’échanges avec quelque personne de sang royal que ce soit. En dehors de Mawji Darya, l’homme en compagnie de qui elle avait passé le plus de temps était Bistami lui-même. Quand il comprit les regards que certains, en ville, lui jetaient, regards qui impliquaient qu’il pourrait éventuellement épouser la sultane et les tirer de ce mauvais pas, il se sentit comme ivre, la tête légère, presque nauséeux. Il l’aimait tant qu’il ne pouvait s’imaginer marié à elle. Ce n’était pas ce genre d’amour. Il ne pensait pas qu’elle puisse l’imaginer non plus, alors il n’était pas question d’avancer l’idée – idée qui était à la fois séduisante et terrifiante, et en fin de compte pénible à l’extrême. Une fois, elle parla à ibn Ezra en présence de Bistami, l’interrogeant sur sa théorie au sujet de l’océan au bord duquel ils étaient.

— Vous dites que c’est le même océan que celui que voient les habitants des Moluques et de Sumatra, de l’autre côté du monde ? Comment serait-ce possible ?

— Le monde est assurément un globe, répondit ibn Ezra. Il est rond comme la lune, ou comme le soleil. Une boule, une sphère. Nous sommes ici à l’extrémité occidentale du monde. De l’autre côté du globe se trouve le bout du monde oriental. Et cet océan couvre le reste, vous comprenez.

— Alors nous pourrions aller en bateau jusqu’à Sumatra ?

— En théorie, oui. Mais j’ai essayé de mesurer la taille de la Terre, en partant des calculs effectués par les Grecs anciens, par Brahmagupta, en Inde du Sud, et de mes observations du ciel. Je ne puis en être sûr, mais je crois qu’elle doit faire environ dix mille lieues de circonférence. Brahmagupta disait cinq mille yogandas, ce qui fait à peu près la même distance, si j’ai bien compris. Quant à la masse de terre émergée, du Maroc aux Moluques, je l’estime à cinq mille lieues. Donc, si cet océan que nous contemplons couvre la moitié du monde, il fait cinq mille lieues ou davantage. Aucun vaisseau ne pourrait effectuer la traversée.

— Vous êtes sûr qu’il est aussi vaste que ça ?

Ibn Ezra agita la main comme un bateau sur la mer en signe d’incertitude.

— Je n’en suis pas absolument certain, sultane. Mais je pense que ça doit faire à peu près ça.

— Et les îles ? Cet océan ne peut sûrement pas être complètement vide sur cinq mille lieues ! Il doit forcément y avoir des îles !

— Sans aucun doute, sultane. Je veux dire, ça paraît vraisemblable. Des pêcheurs, que des tempêtes ou des courants avaient entraînés loin vers l’ouest, ont rapporté être tombés sur des îles. Mais ils ne disent pas à quelle distance de la côte, ni dans quelle direction.

— Alors nous pourrions peut-être prendre la mer et trouver les mêmes îles, ou d’autres pareilles ? risqua la sultane, pleine d’espoir.

Ibn Ezra fit à nouveau voguer sa main sur un océan imaginaire.

— Eh bien ? dit-elle âprement. Ne pourrait-on pas construire un vaisseau capable de voguer aussi loin ?

— C’est possible, sultane. Mais l’armer pour un voyage aussi long… Nous ne savons même pas combien de temps il durerait.

— Ça, reprit-elle d’un ton sombre, il se pourrait que nous soyons obligés de le découvrir. Le sultan étant mort, et comme je n’ai personne avec qui me remarier… (elle jeta un coup d’œil à Bistami) il y aura en al-Andalus des méchants pour songer à nous prendre le pouvoir.

Cette nuit-là, Bistami se tourna et se retourna dans son lit en revoyant encore et encore ce bref regard. C’était un coup de poignard dans le cœur. Mais que pouvait-il faire ? Comment devait-il négocier une situation pareille ? Il ne ferma pas l’œil de la nuit.

Parce qu’un mari aurait été bien utile. L’harmonie avait quitté Baraka, et on avait sûrement eu vent de la situation de l’autre côté des Pyrénées, parce que, tôt au début du printemps suivant – alors que les fleuves étaient encore gros et les montagnes déchiquetées toutes blanches –, des cavaliers descendirent la route des collines au sud, amenant avec eux un froid orage, venu de l’océan : une longue colonne de cavaliers, en fait, avec des étendards de Tolède et de Grenade qui claquaient au vent, des épées et des lances au côté, luisant dans le soleil. Ils entrèrent à cheval sur la place de la mosquée, au centre de la ville, arborant toutes leurs couleurs sous les nuages qui s’amoncelaient. Ils pointèrent leurs lances devant eux. Leur chef était l’un des frères aînés du sultan, Said Darya. Il se dressa sur ses étriers d’argent, de sorte qu’il dominait le peuple assemblé, et dit :

— Nous réclamons cette ville au nom du calife d’al-Andalus, afin de la sauver de l’apostasie, et de la sorcière qui a jeté un sort sur mon frère et l’a tué dans son lit.