La foule, qui grossissait à chaque instant, regardait hébétée les cavaliers. Certains des villageois avaient la face rouge et les lèvres pincées, d’autres avaient l’air contents, la plupart semblaient troublés ou maussades. Une partie de la racaille de la Nef des Fous déterrait déjà les pavés de la place.
Bistami vit tout cela depuis l’avenue qui menait au fleuve, et, tout d’un coup, quelque chose dans cette vision le frappa vivement ; ces lances et ces arcs, pointés vers le centre de la place : c’était comme le piège à tigre, en Inde ; et ces gens étaient comme les Bagh-mari, le clan de tueurs de tigres professionnels qui parcourait le pays et débarrassait les gens des tigres qui leur posaient problème moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Il les avait déjà vus ! Et pas seulement avec la tigresse, mais avant cela, une autre fois. Il ne se souvenait plus quand, mais il s’en souvenait quand même : une embuscade, un piège mortel, les hommes poignardant Katima alors qu’elle était grande et qu’elle avait la peau noire – oui, tout cela était déjà arrivé !
Pris de panique, il traversa en courant le pont qui menait au palais. La sultane Katima se dirigeait vers son cheval pour aller affronter les envahisseurs, mais il s’interposa. Furieuse, elle tenta de l’écarter, alors il passa son bras autour de sa taille, aussi mince que celle d’une jeune fille, ce qui leur causa un grand choc à tous les deux, et il s’écria :
— Non, non, non, non, non ! Non, sultane ! Je vous en prie, je vous en supplie, n’y allez pas ! Ils vont vous tuer, c’est un piège ! J’ai déjà vu ça ! Ils vont vous tuer !
— Il faut que j’y aille, dit-elle, les joues empourprées. Le peuple a besoin de moi…
— Non, il n’a pas besoin de vous ! Il a besoin de vous vivante ! Nous pouvons encore partir, les nôtres pourraient nous suivre ! Ils nous suivront ! Nous devons laisser la ville aux envahisseurs, les bâtiments ne sont rien, nous pouvons partir pour le Nord, votre peuple nous suivra ! Écoutez-moi, écoutez-moi ! (Il la prit par les épaules et la serra très fort, la regardant droit dans les yeux.) J’ai déjà vu tout ça. Je sais. Nous devons fuir, ou nous allons nous faire tuer !
De l’autre côté du fleuve, ils entendaient des cris. Les cavaliers d’al-Andalus n’avaient pas l’habitude de voir résister une population sans armée, sans cavaliers, et ils chargeaient dans les rues la foule qui leur lançait des pierres en fuyant. Les Barakis étaient fous de rage. Il était évident que ceux à qui on avait coupé une main se battraient jusqu’à la mort pour leur sultane. Ce ne serait pas aussi facile que les envahisseurs le pensaient. La neige tourbillonnait dans l’air noir, les flocons fuyaient, portés par le vent qui tombait des nuages gris planant sur leurs têtes. Des incendies avaient éclaté dans la ville. Le quartier qui entourait la grande mosquée commençait à brûler.
— Venez, sultane ! Il n’y a pas de temps à perdre. J’ai déjà vu comment ça se passait, ils seront sans pitié, ils viennent vers le palais, nous devons partir tout de suite ! C’est déjà arrivé ! Nous pourrons bâtir une nouvelle cité dans le Nord, nous ne partirons pas seuls, nous formerons une caravane et nous recommencerons, nous nous défendrons comme il faut !
— Très bien ! s’écria soudain Katima en regardant la ville en flammes, de l’autre côté du pont.
Le vent soufflait par rafales, leur apportant les cris de la ville.
— Maudits soient-ils ! Maudits soient-ils ! Eh bien, prenez un cheval ! Venez, venez tous ! Nous avons une longue route à faire !
9. Encore une rencontre dans le bardo
Et c’est ainsi que, bien des années plus tard, après être allés au nord et avoir fondé la ville de Nsara, à l’embouchure de la Lawiyya, après l’avoir victorieusement défendue contre les sultans taïfas d’al-Andalus, et avoir jeté les prémices d’une puissance maritime qui s’en allait pêcher dans toutes les mers et commercer bien au-delà, ils se retrouvèrent dans le bardo. Bistami était tout content. Katima et lui ne s’étaient pas mariés, cette question n’ayant plus été évoquée, mais il avait été le principal ouléma de Nsara pendant de nombreuses années, et avait contribué grandement à l’instauration de la légitimité religieuse de cette nouveauté : une reine dans l’islam. Katima et lui avaient travaillé à ce projet quasiment tous les jours de leur vie.
— Je t’avais reconnue ! rappela-t-il à Katima. Au milieu de la vie, à travers le voile de l’oubli, quand il l’a fallu, j’ai vu qui tu étais, et toi – tu as vu quelque chose aussi. Tu as su qu’une réalité supérieure était à l’œuvre ! Nous avançons !
Katima ne répondit pas. Ils étaient assis sur les dalles de pierre d’un vaste endroit dégagé qui ressemblait un peu au tombeau de Chishti, à Fatehpur Sikri, sauf que la place était beaucoup, beaucoup plus grande. Les gens faisaient la queue pour entrer dans le mausolée et y être jugés. On aurait dit des hajis en route pour la Kaaba. Bistami pouvait entendre la voix de Mahomet à l’intérieur, qui en louait certains, en admonestait d’autres. « Tu dois essayer encore », dit à quelqu’un une voix comme celle de Mahomet. Tout était calme et atténué. C’était peu avant l’aube, il faisait froid et humide, l’air était plein de lointains chants d’oiseaux. Assis là, à ses côtés, Bistami voyait bien pourquoi Katima n’était pas comme Akbar. Akbar avait très certainement été renvoyé à quelque royaume inférieur, et devait à présent hanter la jungle à la recherche de sa nourriture, comme Katima dans sa précédente existence, quand elle était une tigresse, une tueuse qui était malgré tout devenue l’amie de Bistami. Elle l’avait sauvé des rebelles hindous, puis l’avait fait partir du ribat en al-Andalus :
— Tu m’avais également reconnu, dit-il. Et nous connaissions tous les deux ibn Ezra, qui inspectait en cet instant le mur de la cour, faisant glisser le bout de son ongle sur le joint entre deux blocs de pierre, admirant l’appareillage cyclopéen du bardo. Nous avançons vraiment, répéta Bistami. Nous arrivons finalement à quelque chose !
Katima lui jeta un regard sceptique.
— Tu appelles ça avancer ? Se retrouver acculés dans un trou perdu au bout du monde ?
— Mais qu’est-ce que ça peut faire, l’endroit où on était ? On s’est reconnus, tu n’as pas été tuée…
— Génial.
— C’était génial ! J’ai vu à travers le temps, j’ai senti le doigt de l’éternel posé sur moi. Nous avons construit un endroit où les gens pouvaient aimer le bien. De petits pas, vie après vie ; et à la fin, nous serons là pour de bon, dans la lumière blanche.
Katima fit un geste. Son beau-frère, Said Darya, venait d’entrer dans le palais du jugement.
— Regarde-le, quel pauvre type ! Et pourtant, il n’a pas été jeté en enfer, il n’est pas non plus devenu un ver, ou un chacal, comme il le méritait. Il va retourner dans le royaume des hommes et semer de nouveau la ruine et la désolation. Lui aussi fait partie de notre jati, tu l’as reconnu ? Tu savais qu’il faisait partie de notre petite troupe, comme ibn Ezra d’ailleurs ?
Ibn Ezra s’assit non loin d’eux. La file s’avança, et ils avancèrent avec elle.
— Les murs sont solides, dit-il. Très bien construits, en fait. Je ne vois pas comment nous pourrions nous échapper.
— Nous échapper ! s’écria Bistami. Fuir le jugement de Dieu ! Personne ne peut échapper à ça !
Katima et ibn Ezra échangèrent un regard. Ibn Ezra dit :
— Mon sentiment est que n’importe quelle avancée dans la teneur de l’existence devra être anthropogénique.
— Quoi ? s’écria Bistami.
— Cela ne dépend que de nous. Personne ne nous aidera.
— Je ne dis pas ça. Même si Dieu aide toujours ceux qui l’appellent à l’aide. Mais cela dépend de nous, c’est ce que je me tue à vous dire depuis le début, et nous faisons de notre mieux, nous avançons.
Katima n’était pas convaincue.
— On verra, dit-elle. Le temps le dira. Pour l’instant, et en ce qui me concerne, je réserve mon jugement.
Elle regarda la tombe blanche, se redressa telle une reine, et dit avec un sourire assez carnassier :
— Et personne ne me juge.
Elle eut un geste hautain de la main, en direction de la tombe.
— Ceci ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce qui se passe sur Terre.