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— Cela ne dépend que de nous. Personne ne nous aidera.

— Je ne dis pas ça. Même si Dieu aide toujours ceux qui l’appellent à l’aide. Mais cela dépend de nous, c’est ce que je me tue à vous dire depuis le début, et nous faisons de notre mieux, nous avançons.

Katima n’était pas convaincue.

— On verra, dit-elle. Le temps le dira. Pour l’instant, et en ce qui me concerne, je réserve mon jugement.

Elle regarda la tombe blanche, se redressa telle une reine, et dit avec un sourire assez carnassier :

— Et personne ne me juge.

Elle eut un geste hautain de la main, en direction de la tombe.

— Ceci ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce qui se passe sur Terre.

LIVRE 3

CONTINENTS OCÉANIQUES

Dans la trente-cinquième année de son règne, l’empereur Wanli tourna son œil enfiévré, perpétuellement insatisfait, vers Nippon. Dix ans plus tôt, le général nippon Hideyoshi avait eu l’audace de tenter la conquête de la Chine, et comme les Coréens lui avaient refusé le passage, son armée avait envahi la Corée en guise de préambule. Il avait fallu à une grande armée chinoise trois ans pour chasser l’envahisseur de la péninsule coréenne, et les vingt-six millions d’onces d’argent que cela avait coûté à l’empereur Wanli avaient sérieusement écorné son trésor ; suffisamment pour qu’il ne s’en remette jamais. L’empereur était enclin à venger cette agression injustifiée (jetant un voile pudique sur les deux assauts malheureux de Kublaï Khan sur Nippon), et à prévenir ainsi tout futur danger pouvant survenir de Nippon, en l’assujettissant à la souveraineté de la Chine. Hideyoshi était mort, et Ieyasu, le chef du nouveau shogunat Tokugawa, avait réussi à unir tous les territoires nippons sous son commandement, et donc fermé le pays aux étrangers. Les Nippons n’étaient pas autorisés à quitter le pays, et ceux qui le faisaient n’avaient pas le droit de revenir. La mise en chantier de navires capables de prendre la haute mer était également interdite. L’empereur Wanli constata amèrement que cela n’empêchait pas des hordes de pirates nippons de venir attaquer les longues côtes de la Chine, à bord d’embarcations plus petites. Il interpréta la retraite d’Ieyasu comme un signe de faiblesse et, en même temps, trouvait intolérable qu’un tel pays, véritable forteresse abritant de puissants guerriers, si près de ses côtes, échappât à son contrôle. Le Wanli avait envie de remettre ce bâtard de la culture chinoise à sa place, sous le contrôle du Trône du Dragon, aux côtés de la Corée, d’Annam, du Tibet, de Mindanao, et des îles des Épices.

Ses conseillers considéraient son plan avec scepticisme. D’abord, les caisses étaient vides. Ensuite, la cour Ming avait déjà été fortement affectée par de récents problèmes, comme la défense de la Corée, ou encore les terribles dissensions causées par la crise de la succession, momentanément réglée par la décision du Wanli de prendre son fils aîné comme successeur et de bannir son fils cadet dans les provinces. Mais tout cela pouvait changer d’un jour à l’autre. Par ailleurs, autour de cette situation hautement explosive, autant qu’une guerre civile en préparation, orbitaient tous les conflits et les manœuvres des puissants de la cour : la mère de l’empereur, l’impératrice, les hauts fonctionnaires, les eunuques et les généraux. Il y avait quelque chose dans le mélange d’intelligence et de tergiversation du Wanli, son mécontentement permanent et ses accès occasionnels de furie vengeresse, qui faisait de la fin de son règne un inextricable et éprouvant nœud d’intrigues. Ses conseillers, et plus particulièrement les généraux et les directeurs du Trésor, considéraient que la conquête de Nippon était tout sauf faisable.

Fidèle à lui-même, l’empereur insistait pour que cela soit fait.

Ses généraux en chef vinrent donc le trouver, pour lui proposer d’autres options, qui – espéraient-ils – étaient de nature à le satisfaire. Ils proposèrent que les diplomates de l’empereur signassent un traité avec de petits shoguns nippons, en l’occurrence avec les daïmios Tozawa, qui étaient tombés en disgrâce auprès d’Ieyasu parce qu’ils ne s’étaient ralliés à lui qu’après sa victoire militaire à Sekigahara. Le traité stipulerait que les petits shoguns inviteraient les Chinois à venir s’établir dans l’un de leurs ports, et l’ouvriraient en permanence au commerce. La marine chinoise viendrait alors s’installer dans ce port, qui deviendrait de facto territoire chinois, défendu par la puissante marine chinoise, qui avait beaucoup grandi durant le règne du Wanli, préoccupé par les nombreuses attaques des pirates. La plupart des pirates étaient originaires de Nippon, cette manœuvre comportait donc un semblant de justice. Cela fournissait en outre l’occasion de commercer avec Nippon. Après quoi, ce port pourrait servir de camp de base à une conquête par phases successives. Ce qui était envisageable.

Le Wanli s’offusqua de la façon dont ses conseillers répondaient à ses désirs. Il la jugeait par trop mesurée et couarde ; c’étaient de vraies manières d’eunuques. Mais ses plus fidèles conseillers plaidèrent si bien en faveur de ce plan que le Wanli finit par l’accepter. Un traité fut signé en secret avec un seigneur local, Omura, qui invita la Chine à s’installer et à commercer dans un village de pêcheurs aux eaux poissonneuses appelé Nagasaki. Les préparatifs de la force qui devait venir s’y installer commencèrent dans les chantiers navals de Longjiang, reconstruits non loin de Nanjing, également sur la côte cantonaise. Les énormes bateaux de la flotte des envahisseurs furent remplis d’assez de victuailles pour permettre aux troupes de débarquement de soutenir un long siège, et se rassemblèrent pour la première fois au large de la côte de Taiwan, sans que personne à Nippon, sauf Omura et ses conseillers, se doutât de rien.

La flotte était, sur ordre direct du Wanli, placée sous le commandement d’un certain amiral Kheim, un Annamite. Cet amiral avait déjà commandé une flotte pour l’empereur, quand il avait fallu soumettre Taiwan, quelques années plus tôt, mais il était toujours considéré par la bureaucratie et les militaires chinois comme un étranger, un spécialiste de la guerre contre les pirates, qui avait gagné ses galons dans sa jeunesse en étant pirate lui-même, pillant la côte du Fujian. L’empereur Wanli ne s’en préoccupait pas, et trouvait même que c’était un atout pour Kheim ; il avait besoin de quelqu’un qui obtienne des résultats, et s’il ne venait pas de la bureaucratie militaire, et si les manœuvres de la cour et des provinces lui étaient étrangères, eh bien tant mieux.

La flotte prit la mer dans la trente-huitième année du Wanli, au troisième jour du premier mois. Les vents printaniers soufflaient du nord-ouest depuis huit jours, et la flotte prit position dans le Kuroshio, « le Courant Noir », ce grand courant océanique de plus d’une centaine de lis de large, qui file jusqu’aux longues côtes sud des îles nippones.

C’était ce qui était prévu. Ils étaient en route lorsque les vents tombèrent. Pas un souffle d’air. On ne voyait pas un seul oiseau, et les voiles de papier de la flotte pendaient mollement, les vergues battant les mâts du seul fait des ondoiements du Kuroshio, qui les conduisit au nord-est, au-delà des principales îles nippones, au-delà d’Hokkaido, dans le désert immense du Dahai, le Grand Océan. Cette étendue de bleu sans terre à l’horizon était traversée par leur invisible mais puissant Courant Noir, qui les menait sans faillir vers l’est.

L’amiral Kheim ordonna à tous les capitaines des Huit Grands Navires et des Dix-Huit Plus Petits Bateaux de monter sans tarder à son bord, afin d’en débattre. Beaucoup des marins les plus expérimentés de Taiwan, d’Annam, du Fujian et de Canton se trouvaient parmi eux. Ils avaient la mine grave. Il était dangereux de se voir entraînés par le Kuroshio. Tous avaient entendu des histoires d’épaves prisonnières du courant, démâtées par un coup de vent ou qui avaient dû abattre leurs mâts pour éviter de chavirer, et qui avaient disparu pendant des années – neuf dans une histoire, trente dans une autre – au terme desquelles elles étaient revenues, dérivant, du sud-est, spectrales et vides, ou menées par des équipages de squelettes. Ces histoires, ainsi que le témoignage de première main du médecin du navire amiral, I-Chin, qui prétendait avoir parcouru l’intégralité du Dahai dans sa jeunesse à bord de l’épave d’un bateau de pêche malmené par un typhon, les conduisirent à se dire qu’il existait probablement un grand courant circulaire qui faisait le tour de la vaste mer, et que s’ils pouvaient rester assez longtemps en vie, ils rentreraient chez eux après l’avoir suivi tout du long.