Ce n’était pas une décision qu’ils auraient prise de gaieté de cœur, mais, au point où ils en étaient, ils n’avaient pas le choix. Les commandants étaient assis dans la cabine de l’amiral et se regardaient les uns les autres, mécontents. Beaucoup des Chinois, ici, connaissaient la légende de Hsu Fu, l’amiral de l’ancienne dynastie Han, qui était parti avec sa flotte à la recherche de nouvelles terres où s’établir, de l’autre côté du Dahai, et dont on n’avait plus jamais entendu parler. Ils connaissaient également l’histoire des deux tentatives d’invasion de Nippon par Kublaï Khan, toutes deux réduites à néant par de puissants typhons qui n’étaient pas de saison. Les Nippons en avaient retiré la conviction qu’un vent divin défendait leurs terres de toute attaque étrangère. Qui n’aurait été d’accord ? Car il semblait en plus tout à fait plausible que ce vent divin fût actuellement à l’œuvre – sorte de plaisanterie ou de retour paradoxal des choses –, sous la forme d’un calme divin alors qu’ils se trouvaient dans le Kuroshio, causant leur perte aussi efficacement que n’importe quel typhon. Après tout, ce calme était trop absolu, son minutage trop parfait, pour être normal ; peut-être étaient-ils dans les mains des dieux. Si c’était le cas, ils ne pouvaient que s’en remettre à leurs propres dieux, et espérer que les choses s’arrangeraient.
Ce qui n’était pas vraiment la façon dont l’amiral Kheim aimait régler les problèmes.
— Assez, dit-il sombrement, mettant fin à la réunion.
Il ne croyait pas au bon vouloir des dieux de la mer, et n’accordait aucun crédit à ces histoires de bonnes femmes, sauf quand il y avait du bon à prendre. Ils étaient englués dans le Kuroshio ; ils connaissaient un peu les courants du Dahai – qui au nord de l’équateur menait vers l’est, et au sud vers l’ouest. Ils savaient que les vents dominants suivaient à peu près les mêmes directions. Le docteur I-Chin avait déjà parcouru avec succès l’intégralité de ce grand cercle, l’équipage non préparé de son navire se nourrissant de poissons et d’algues, buvant de l’eau de pluie, et s’arrêtant pour ravitailler quand ils avaient la chance de passer près d’une île. Il y avait de quoi garder espoir. Et comme il n’y avait pas un souffle d’air, l’espoir était tout ce qu’il leur restait. Ce n’était pas comme s’ils avaient le choix. Leurs navires étaient piégés dans l’eau, et les plus grands ne pouvaient aller nulle part en ramant. En vérité, ils n’avaient d’autre choix que de faire avec.
C’est pourquoi l’amiral Kheim ordonna à la plupart des hommes de la flotte de se rendre à bord des Dix-Huit Plus Petits Bateaux, et commanda à la moitié d’entre eux de ramer vers le nord, et aux autres de ramer vers le sud, avec l’idée qu’ils pourraient échapper au Courant Noir, et retourner chez eux à la voile quand les vents reviendraient, afin d’informer l’empereur de ce qui s’était passé. Les Huit Grands Navires, manœuvrés par le Plus Petit Équipage Possible, avec le maximum des vivres dans leurs cales, se préparèrent à commencer leur grande traversée de l’océan sur les courants. Si les Plus Petits Bateaux parvenaient à rentrer en Chine, ils devraient dire à l’empereur de s’attendre, un jour futur, au retour des Huit Plus Grands, par le sud-est.
En quelques jours, les Plus Petits Bateaux disparurent sous l’horizon, et les Huit Grands Navires, attachés les uns aux autres, dérivèrent vers l’est dans un calme de mort, sortant des limites des cartes. Il n’y avait rien d’autre à faire.
Trente jours passèrent sans le moindre souffle de vent. Chaque jour, ils dérivaient un peu plus à l’est sur le courant.
Personne n’avait jamais rien vu de pareil. L’amiral Kheim interdit qu’on parlât de Calme Divin, même si, remarqua-t-il, le temps était devenu étrange ces dernières années, surtout plus froid : des lacs qui n’avaient jamais gelé se mettaient à geler, des vents bizarres, et notamment des tornades, soufflaient plusieurs jours d’affilée. Il y avait quelque chose d’étrange dans les cieux. Ce n’était rien d’autre que ça.
Quand les vents se remirent enfin à souffler, ce furent de forts vents d’ouest, qui les poussèrent plus loin encore. Ils mirent le cap au sud à travers les vents dominants, mais avec précaution maintenant, dans l’espoir de rester à l’intérieur de l’hypothétique courant circulaire, qu’ils supposaient être le moyen le plus rapide de faire le tour de l’océan et de rentrer chez eux. Au milieu de ce cercle se trouvait, disait-on, une importante zone de calme permanent, peut-être au centre même du Dahai, en fait non loin de l’équateur, et peut-être à mi-distance de l’est et de l’ouest, bien que personne ne pût l’affirmer. En tout cas, une zone de calme dont aucune épave ne pouvait se sortir. Ils devaient aller assez à l’est pour la contourner, mettre le cap au sud, puis, au-dessous de l’équateur, repartir vers l’ouest.
Ils ne virent aucune île. Quelques oiseaux de mer volaient parfois au-dessus d’eux. Ils en tirèrent certains à l’aide de leurs arcs, et les mangèrent pour se porter chance. Ils péchaient nuit et jour, attrapaient des poissons volants dans leurs voiles, ramenaient des paquets d’algues, qui se faisaient de plus en plus rares, et reconstituaient leurs réserves d’eau quand il pleuvait, en posant des entonnoirs pareils à des ombrelles renversées au-dessus de tonneaux. Ainsi, ils eurent rarement soif, et jamais faim.
Mais pas la moindre terre en vue. Le voyage se poursuivait, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Les cordages et les gréements commencèrent à s’user. Les voiles devinrent transparentes. Leur peau même devint transparente.
Les marins marmonnaient. Ils n’approuvaient plus à présent le projet de naviguer autour du Grand Océan sur le courant circulaire ; mais ils ne pouvaient plus faire demi-tour, comme le leur fit remarquer Kheim. Alors ils laissèrent les grommellements derrière eux, comme on s’éloigne d’un orage. Kheim n’était pas le genre d’amiral qu’on avait envie d’affronter.
Ils passèrent à travers bon nombre de tempêtes, et sentirent bien des orages sous-marins chahuter leur coque. Tant de jours passèrent que leur vie d’avant le voyage devint lointaine et s’estompa ; Nippon, Taiwan, et même la Chine, commencèrent à ressembler aux rêves d’une autre vie. Naviguer devint toute leur vie : une vie d’eau, avec sa surface de vagues bleues sous un bol renversé de ciel bleu – rien d’autre. Ils ne cherchaient même plus la terre. Une masse d’algues était aussi étonnante pour eux qu’une terre aurait pu l’être autrefois. La pluie était toujours la bienvenue, parce que le rationnement et la soif leur avaient appris à quel point ils dépendaient douloureusement de l’eau douce. Elle venait surtout de la pluie, en dépit des petits alambics qu’I-Chin avait fait construire pour distiller l’eau de mer, et dont ils tiraient quelques seaux chaque jour.