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Tout n’était plus qu’éléments. L’eau était l’océan ; l’air était le ciel ; la terre, leurs bateaux ; le feu, le soleil et leurs pensées. Les feux se couvraient. Certains jours, Kheim se réveillait, vivait, regardait le soleil se coucher, et comprenait qu’il avait oublié d’avoir une seule pensée de toute la journée. Et c’était l’amiral.

Un jour, ils frôlèrent la carcasse délavée d’une énorme épave, couverte de varech et blanchie par le guano, flottant à peine. Une autre fois ils virent un serpent de mer, plus à l’est, non loin de l’horizon, peut-être les y menant.

Et si le feu avait complètement abandonné leur esprit, et se trouvait tout entier dans le soleil, brûlant au-dessus d’eux à travers des jours sans pluie ? Quelque chose demeurait pourtant ; charbons gris, presque calcinés ; car quand la terre surgit à l’horizon, à l’est, tard un après-midi, ils crièrent comme si c’était là tout ce qu’ils avaient espéré chacun des cent soixante jours de leur voyage imprévu. Des montagnes aux flancs verts, plongeant abruptement dans la mer, apparemment désertes. Peu importe. C’était la terre. On aurait dit une île immense.

Le lendemain matin, elle était toujours là, devant eux. Terre ! Terre !

Une terre très abrupte en l’occurrence ; tellement escarpée qu’il n’y avait apparemment pas moyen d’accoster. Pas de baies, pas de rivières. Pas d’embouchure de fleuve de quelque taille que ce soit. Rien qu’un grand mur de collines vertes, s’élevant détrempées hors de l’eau.

Kheim leur ordonna de mettre cap au sud, pensant encore en cet instant rejoindre la Chine. Les vents leur étaient enfin redevenus favorables, ainsi que les courants. Ils naviguèrent vers le sud durant toute la journée et la journée suivante, sans voir une seule plage. Puis, un matin, alors que le brouillard se levait, en franchissant un cap, ils virent qu’il protégeait une avancée sableuse ; plus loin au sud, un passage s’imposa entre les collines, terriblement évident. Une baie. Une tache d’eau blanche et turbulente marquait l’entrée de ce détroit majestueux, mais ensuite l’eau était calme, propre à la navigation. La marée les aida à l’atteindre.

Alors ils entrèrent dans une baie comme aucun d’entre eux n’en avait jamais vu auparavant, dans aucun voyage. Une mer intérieure, en fait, avec trois ou quatre îlots rocheux, entourée de collines aux flancs couverts de forêts et au sommet dénudé. La plupart des côtes étaient bordées de marécages d’un vert limoneux, jauni de toutes les couleurs de l’automne. Magnifique terre, et vide !

Ils mirent cap au nord et mouillèrent l’ancre dans une crique peu profonde, protégée par un éperon rocheux qui s’avançait dans l’eau. Puis la vigie signala une colonne de fumée, qui s’élevait dans l’air du soir.

— Des gens, dit I-Chin. Mais je ne crois pas que cela soit l’extrémité ouest des terres musulmanes. Nous n’avons pas navigué assez loin pour ça, si Hsing Ho dit vrai. Nous ne devrions même pas en être près.

— Peut-être le courant est-il plus fort que tu ne crois ?

— Peut-être. Ce soir, je pourrai vérifier à quelle distance nous sommes de l’équateur.

— Bien.

Mais à quelle-distance-nous-sommes-de-la-Chine aurait été mieux, sauf que c’était très exactement le genre de calcul qu’ils ne pouvaient pas faire. Si une chose leur avait été impossible au cours de leur longue période de dérive, c’était bien d’estimer leur position. Et malgré les sempiternelles supputations d’I-Chin, Kheim ne pensait pas qu’ils puissent se repérer à moins d’un millier de lis près.

Quant à la distance-à-laquelle-nous-sommes-de-l’équateur, leur apprit I-Chin cette nuit-là, après avoir observé les étoiles, ce devait être à peu près la même que celle qui en séparait Edo ou Beijing. Ils se trouvaient en fait un peu plus haut qu’Edo, ou un peu plus bas que Beijing. I-Chin tapota son astrolabe, songeur.

— C’est la même distance de l’équateur que les pays hui de l’Extrême-Occident, comme le Fulan, où tant de gens sont morts. Si on peut se fier à la carte de Hsing Ho. Fulan, vous voyez ? Un port appelé Lisbonne. Mais je ne vois pas de Fulanais. Je ne crois pas que cela puisse être le Fulan. Nous avons dû toucher une île.

— Une grande île !

— Oui, une grande île, soupira I-Chin. Si seulement nous pouvions savoir à quelle-distance-nous-sommes-de-la-Chine !

Avec lui, c’était toujours la même complainte. Cela l’avait conduit à se passionner pour l’horlogerie. S’ils avaient eu une horloge suffisamment précise, à l’aide d’un almanach qui donnait l’heure des étoiles en Chine, et en chronométrant leur apparition ici, ils auraient pu calculer à quelle-distance-nous-sommes-de-la-Chine. L’empereur avait quelques magnifiques horloges dans son palais, disait-on. Mais ils n’en avaient aucune à bord de leurs navires. Kheim le laissa à ses ruminations.

Le matin suivant, en se réveillant, ils découvrirent un groupe d’autochtones – des hommes, des femmes, des enfants – portant des jupes de cuir, des colliers de coquillages et des parures de plumes, debout sur la plage en train de les regarder. Ils ne connaissaient apparemment pas le tissu, et ils n’avaient pas de métal non plus – en dehors de quelques morceaux d’or, de cuivre et d’argent travaillé. Les pointes de leurs flèches et les bouts de leurs pieux étaient d’obsidienne taillée, leurs paniers, tressés de roseaux et d’aiguilles de pin. Il y avait de grands tas de coquillages sur la plage, bien au-dessus de la limite des plus hautes eaux. De la fumée montait des masures en osier – de petits abris comme ceux que les fermiers pauvres en Chine utilisaient pour leurs cochons l’hiver.

Les marins se mirent à rire et à papoter entre eux, à la fois soulagés et étonnés. On ne pouvait pas avoir peur de ces gens-là.

Kheim n’en était pas si sûr.

— Ils ressemblent aux sauvages de Taiwan, dit-il. Nous avons eu de terribles combats avec eux quand nous avons pourchassé les pirates dans les montagnes. Il va falloir faire attention.

— Il y a aussi des tribus comme ça dans les îles des Épices, dit I-Chin. Je les ai vues. Mais même elles avaient plus de choses que ces gens-là.

— Pas de maisons de brique ou de bois, pas de fer, pour autant que je puisse en juger, c’est-à-dire pas de pistolets…

— Pas de champs, donc. Ils doivent manger du poisson et des coquillages, ajouta I-Chin en désignant les grands amas de coquilles. Et tout ce qu’ils peuvent chasser ou cueillir. Ce sont des pauvres gens.

— Cela ne nous laisse pas grand-chose…

— Ça non !

Les marins les saluaient du haut du bastingage. Bonjour ! Bonjour !

Kheim leur donna l’ordre de se tenir tranquilles. I-Chin et lui prirent place dans l’une des chaloupes du grand navire, avec quatre hommes, et souquèrent ferme vers le rivage.

Peu avant de toucher terre, Kheim se leva et salua les autochtones, les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel, comme on le faisait avec les sauvages des îles des Épices. Les autochtones ne comprirent rien de ce qu’il dit, mais ses gestes traduisaient clairement qu’ils venaient en paix, et ils parurent le comprendre. Après un instant, il débarqua, certain d’être accueilli pacifiquement, mais donnant l’ordre à ses marins de tenir leurs arbalètes et leurs mousquets sous les sièges, prêts à tirer, au cas où.

Sur la plage, il fut entouré par des gens curieux, babillant dans leur langue natale. Quelque peu distrait par la vue des seins des femmes, il salua un homme qui s’avança vers lui, leur chef, probablement, à en juger par sa coiffe multicolore, élaborée. Sur l’écharpe de soie de Kheim, passablement abîmée par le sel, était brodé un phénix. Kheim la dénoua et la donna à l’homme, en la tenant bien à plat pour qu’il puisse voir l’oiseau. La soie elle-même sembla plus intéresser l’homme que l’image.