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— Nous aurions dû apporter plus de soie, dit Kheim à I-Chin.

— Nous étions partis pour envahir Nippon, répondit I-Chin en secouant la tête. Essayons plutôt d’apprendre quels noms ils donnent à ces choses.

I-Chin montra du doigt chaque chose qu’ils portaient, l’une après l’autre, leurs paniers, leurs épieux, leurs robes, leurs coiffes, leurs tas de coquillages ; répétant chacune de leurs paroles, les notant rapidement sur une ardoise.

— Bien, bien… Bien le bonjour… L’empereur de Chine et ses humbles serviteurs vous envoient leurs salutations.

À la pensée de l’empereur, Kheim sourit. Que ferait le Wanli, l’Envoyé Céleste, de ces pauvres mangeurs-de-coquillages ?

— Il va falloir apprendre à certains d’entre eux le mandarin, dit I-Chin. Peut-être à un jeune garçon, ils apprennent plus vite.

— Ou à une jeune fille.

— Évitons cela, dit I-Chin. Il va falloir que nous passions un peu de temps ici, à réparer nos navires et nous ravitailler. Nous ne voulons pas que leurs mâles nous cherchent noise.

Kheim mima leurs intentions à leur chef. Rester un peu – camper sur la plage, manger, boire, réparer les navires –, rentrer chez eux, de l’autre côté du couchant, à l’ouest. Il sembla finalement qu’ils comprirent presque tout ce qu’il leur dit. En retour, il comprit d’eux qu’ils mangeaient des glands et des courges, du poisson, des coquillages et des oiseaux, et de plus gros animaux – ils parlaient probablement des chevreuils. Ils chassaient dans les collines, là, derrière. Il y avait beaucoup à manger, et les Chinois étaient vivement encouragés à en profiter. Ils apprécièrent la soie de Kheim, et, s’il en avait plus, ils leur donneraient de beaux paniers et de la nourriture en échange. Leurs parures d’or venaient des collines à l’est, par-delà le delta d’un grand fleuve qui se jetait dans la baie de l’autre côté. Ils indiquèrent où il coulait, à travers une percée dans les collines, un peu comme celle qui donnait directement dans l’océan.

Comme ces informations géographiques intéressaient visiblement I-Chin, ils lui en donnèrent davantage à l’aide de moyens très ingénieux. Ils n’avaient ni papier, ni encre, ne pouvaient donc ni écrire ni dessiner, en dehors des motifs qui ornaient leurs paniers, mais ils lui firent une carte d’un genre particulier, dans le sable de la plage. Le chef et quelques-uns des autres notables s’accroupirent et modelèrent minutieusement le sable mouillé avec leurs mains, tassant et lissant la partie qui représentait la baie ; puis ils se lancèrent dans des conversations animées au sujet de la véritable forme des montagnes qui les séparaient de l’océan. Ils l’appelaient Tamalpi, et c’était apparemment, dirent-ils par gestes, une vierge endormie, une déesse, même s’il était difficile d’en être certain. À l’aide d’herbes, ils figurèrent une large vallée à l’intérieur des collines encadrant la baie à l’est. Ils mouillèrent le sable pour représenter un delta et deux fleuves, l’un qui arrosait le nord, l’autre le sud d’une grande vallée. À l’est de cette grande vallée, des collines montaient vers des montagnes bien plus hautes que la chaîne côtière, aux cimes enneigées (qu’ils représentèrent par des graines de pissenlits), abritant en leur sein un ou deux grand lacs.

Ils indiquèrent tout cela avec d’infinies palabres sur tel ou tel détail, en perfectionnant les creux avec les ongles, en repositionnant les brins d’herbe ou les branches de pins ; et tout ça pour une carte que la première marée emporterait. Mais quand ils eurent terminé, les Chinois surent que l’or de ces gens venait du pied des collines ; leur sel des rivages de la baie ; leur obsidienne et leurs turquoises du nord et d’au-delà des hautes montagnes, et ainsi de suite. Et tout cela sans langage commun, juste des choses placées pour en représenter d’autres, et ce modèle en sable de leur pays.

Et puis, les jours suivants, ils échangèrent des mots pour bon nombre d’objets courants et d’événements. I-Chin fit des listes, entreprit un glossaire et commença à apprendre sa langue à l’un des enfants locaux, une petite fille d’environ six ans qui était la fille du chef, et très éveillée ; un vrai moulin à paroles, que les marins chinois appelèrent Bouton d’Or, à la fois à cause de sa mine enthousiaste et parce qu’elle leur évoquait un soleil radieux. Elle adorait dire à I-Chin le nom de chaque chose, avec aplomb ; et, plus vite que Kheim ne l’aurait cru possible, elle parla le chinois comme si c’était sa propre langue, les mélangeant parfois, mais réservant généralement le chinois à I-Chin, comme si c’était son langage privé, et lui quelque être bizarre, ou un plaisantin invétéré, inventant sans arrêt de faux noms pour les choses – ni l’une ni l’autre de ces hypothèses n’étant très loin de la vérité. Ses aînés comprenaient certainement qu’I-Chin était un drôle d’étranger, leur prenant le pouls, leur tâtant l’abdomen, leur regardant la bouche, demandant à voir leurs urines (ce qu’ils refusèrent), et ainsi de suite. Ils avaient déjà eux-mêmes une sorte de docteur, qui les menait à des rituels de purification dans de simples bains de vapeur. Ce vieillard aux traits marqués et au regard fou n’était d’ailleurs pas un docteur au sens où l’entendait I-Chin, mais celui-ci prit beaucoup d’intérêt à consulter son herbier et à écouter ses explications, pour autant qu’I-Chin les comprenait, en se servant d’un langage des signes beaucoup plus élaboré, et du savoir grandissant qu’avait Bouton d’Or du chinois. Les gens appelaient leur langue le « miwok », qui était aussi le nom qu’ils se donnaient à eux-mêmes ; ce mot voulait dire « peuple », ou quelque chose d’équivalent. Ils firent comprendre aux Chinois avec leurs cartes que leur village contrôlait la zone irriguée par le fleuve qui se jetait dans la baie. D’autres Miwoks vivaient autour des cours d’eau tout proches de la péninsule, entre la baie et l’océan ; d’autres gens portant un autre nom vivaient dans d’autres endroits du pays, chacun avec leur propre langue, leur propre territoire. Les Miwoks pouvaient discuter de ces détails pendant des heures et des heures. Ils expliquèrent aux Chinois que le grand détroit qui menait à l’océan avait été créé par un tremblement de terre, et que la baie avait été pleine d’eau douce avant que le cataclysme n’y laisse pénétrer l’océan. Cela parut peu probable à I-Chin et Kheim, mais un matin, alors qu’ils s’étaient endormis sur la plage, ils furent réveillés par une puissante secousse, et le tremblement de terre se prolongea durant quelques battements de cœur. Il se reproduisit deux fois ce matin-là, et après ils ne furent plus aussi sûrs d’eux en ce qui concernait le détroit.

Ils aimaient tous les deux écouter parler les Miwoks, mais seul I-Chin était intéressé par la façon dont les femmes rendaient comestibles les glands amers des chênes aux feuilles lobées, en les broyant et en lavant la poudre obtenue sur des lits de feuilles et de sable. I-Chin trouva ce processus très ingénieux. Cette farine, ainsi que le saumon frais ou séché, composait la base de leur alimentation, qu’ils offraient volontiers aux Chinois. Ils mangeaient aussi du chevreuil, une espèce de chevreuil géant, du lapin, et toutes sortes d’oiseaux d’eau. En fait, alors que l’automne descendait doucement sur eux et que les mois succédaient aux mois, les Chinois finirent par comprendre que la nourriture était si abondante ici qu’ils n’avaient pas besoin de l’agriculture, telle qu’on la pratiquait en Chine. Pourtant, l’île était très peu peuplée. C’était l’un de ses mystères.

Les parties de chasse des Miwoks étaient d’importantes excursions dans les collines, cela durait toute la journée, et Kheim et ses hommes furent autorisés à s’y joindre. Les arcs dont se servaient les Miwoks étaient de mauvaise facture mais remplissaient parfaitement leur office. Kheim ordonna à ses marins de garder leurs arbalètes et arquebuses cachées sur le navire, tandis qu’on laissait les canons en vue, mais sans dire à quoi ils servaient, ce qu’aucun autochtone ne demanda.