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Lors d’une des ces parties de chasse, Kheim et I-Chin remontèrent avec le chef, Ta Ma, et quelques-uns des Miwoks le fleuve qui traversait leur village, jusqu’en haut des collines et une haute prairie d’où on pouvait observer un magnifique panorama de l’océan à l’ouest. À l’est, ils pouvaient voir, par-delà la baie, des rangées de collines vertes.

La prairie était humide, marécageuse, pleine de hautes herbes, semée de bouquets de chênes et d’autres arbres. Il y avait un lac, en bas de la prairie, entièrement recouvert d’oies – un manteau neigeux d’oiseaux, cancanants, râleurs, dérangés par quelque chose. Puis tout le monde s’envola à grands coups d’ailes, formant dans les airs des groupes qui tournoyaient, se divisaient, se reformaient, volant en rase-mottes au-dessus des chasseurs, poussant de grands cris ou silencieusement concentrés sur leur vol, le claquement distinct de leurs puissantes ailes déchirant les cieux. Il y en avait des milliers et des milliers.

Les hommes regardèrent ce spectacle sans bouger, les yeux ronds. Quand les oies eurent toutes pris leur essor, ils virent pourquoi elles étaient parties ; un troupeau de cerfs géants était venu s’abreuver au lac. Les cerfs avaient d’énormes bois sur la tête. Ils regardèrent les hommes de l’autre côté du lac, vigilants mais impavides.

Pendant un instant, tout fut silencieux.

Pour finir, le cerfs géants s’en allèrent. La réalité s’était réveillée.

— Que des êtres conscients, dit I-Chin, qui n’avait cessé de marmonner ses soutras bouddhiques.

D’habitude, Kheim n’avait pas de temps à perdre avec de telles inepties, mais à présent, alors que la journée avançait et qu’ils marchaient dans les collines, ils apercevaient des troupes de paisibles castors, des cailles, des lapins, des renards, des mouettes, des corbeaux, des daims, une ourse et ses deux oursons, une bête qui chassait – une bête à la longue queue grise ondoyante, un peu comme un croisement de renard et d’écureuil –, et ainsi de suite. C’était un pays tout simplement plein d’animaux, vivant en harmonie sous un ciel bleu, silencieux, où rien ne bougeait : la nature dans toute sa splendeur, les hommes n’étant que quelques-uns de ses habitants. Kheim commença à se sentir bizarre. Il comprit qu’il avait longtemps pris la Chine pour la réalité elle-même. Taiwan, Mindanao et les autres îles qu’ils avaient vues étaient comme des petits morceaux de terre, des rebuts ; la Chine était pour lui le monde. Et la Chine c’était les gens. Construite, cultivée, domestiquée, c’était un monde si complètement humain que Kheim n’avait jamais pensé qu’il pût y avoir autrefois un monde naturel différent du sien. Mais il avait sous les yeux, ici, une terre sauvage, aussi riche que possible d’animaux en tous genres et, par ailleurs, apparemment bien plus grande que Taiwan ; plus grande que la Chine, plus grande que le monde qu’il avait laissé derrière lui.

— Où diable sur Terre pouvons-nous bien être ? demanda-t-il.

— Nous avons trouvé la source des fleurs de pêcher, répondit I-Chin.

L’hiver arriva, et pourtant il faisait encore chaud la journée, et frais la nuit. Les Miwoks leur donnèrent des capes taillées dans des peaux d’otarie cousues entre elles par des lacets de cuir, incroyablement douces à la peau, aussi luxueuses que les vêtements de l’Empereur de Jade. Quand le temps était à l’orage, il pleuvait et le ciel s’assombrissait, mais sinon il faisait toujours beau, et le soleil brillait. Et tout ceci à la même latitude que Beijing, d’après I-Chin, et à une époque de l’année où il devait y souffler un vent glacial, ce qui fit que les marins appréciaient d’autant plus ce climat. Kheim avait de la peine à croire les autochtones quand ils lui disaient que c’était comme ça tous les hivers.

Au solstice d’hiver, une journée chaude et ensoleillée comme les autres, les Miwoks invitèrent I-Chin et Kheim dans leur temple, une petite chose ronde comme une pagode pour nains, en contrebas dans la terre, entièrement recouverte de gazon, et dont le poids était supporté par quelques arbres se ramifiant comme pour former un nid. On se serait cru dans un œuf. Les flammes d’un petit feu et les rayons du soleil, passant par une ouverture pratiquée dans le toit et filtrés par la fumée, baignaient l’intérieur d’une douce lumière. Les hommes portaient leur coiffe à plumes cérémonielle et de nombreux colliers de coquillages qui brillaient à la lueur des flammes. Ils dansèrent autour du feu au rythme lancinant des tambours, chacun à leur tour à mesure que la nuit s’avançait, recommençant inlassablement, si bien que Kheim, stupéfait, se demanda s’ils s’arrêteraient jamais. Il lutta pour ne pas s’endormir, sentant l’importance de cette cérémonie pour ces hommes qui ressemblaient à s’y méprendre aux animaux dont ils se nourrissaient. Ce jour marquait le retour du soleil, après tout. Mais il était si dur de rester éveillé. Finalement, il se leva d’un bond et se joignit aux danseurs les plus jeunes, qui lui firent de la place, et il caracola de-ci de-là, ses jambes de marin agitées de mouvements désordonnés. Il dansa, et dansa, jusqu’à s’effondrer dans un coin. Il ne s’éveilla qu’à la toute fin de l’aube, sous un ciel baigné de lumière. Le soleil était sur le point de jaillir au-dessus des collines bordant la baie. Un groupe de jeunes femmes célibataires conduisit la joyeuse bande exténuée de danseurs et de musiciens jusqu’aux bains de vapeur. Dans son état de stupeur, Kheim fut frappé par la beauté de ces femmes. Il s’émerveillait du fait qu’elles étaient particulièrement fortes, aussi robustes que les hommes, qu’elles avaient les pieds nus, et qu’elles jetaient de leurs yeux non maquillés des regards impertinents. En fait, il était clair qu’elles se moquaient joyeusement des hommes épuisés qu’elles escortaient. Elles les aidèrent à retirer leurs parures de plumes et de coquillages, ne se privant pas, si Kheim comprenait bien, de lancer quelques commentaires égrillards, même s’il était toujours possible qu’il entende ce qu’il avait envie d’entendre. Mais l’air brûlant, la sueur évacuée par son corps, le saut maladroit et brutal dans l’eau de la rivière, le remirent brusquement d’aplomb, dans la lumière du matin ; tout cela ne fit qu’accroître à ses yeux la beauté de ces femmes, qui passait tout ce qu’il se souvenait d’avoir jamais connu en Chine, où un marin n’approchait, en guise de beauté, que les jeunes filles en fleurs des restaurants. L’émerveillement, la sensualité et le froid de la rivière eurent beau combattre sa fatigue, il s’endormit sur la plage au soleil.

Il était de retour sur le navire amiral quand I-Chin vint le voir, la mine sinistre.

— L’un d’eux est mort, hier soir. Ils me l’ont amené. C’était la variole.

— Quoi ? Tu es sûr ?

I-Chin hocha gravement la tête, aussi gravement qu’aux heures les plus sombres.

Kheim reprit aussitôt ses esprits.

— Il va falloir rester à bord du navire.

— Nous devrions partir, dit I-Chin. Je pense que c’est nous qui la leur avons apportée.

— Mais comment ? Personne à bord n’avait la variole.

— Aucun des habitants ici n’a de marques de variole. Je pense que c’est nouveau pour eux. Quelques-uns d’entre nous l’ont eue enfants, comme tu peux le voir. Li et Peng en gardent encore les traces, et Peng a couché avec l’une des femmes locales. C’est son enfant qui est mort. Et elle aussi est malade.

— Non…

— Si, hélas. Tu sais ce qui arrive aux sauvages quand une nouvelle maladie survient. J’ai vu ça en Aozhou. La plupart meurent. Ceux qui n’en meurent pas seront ensuite immunisés, mais ils peuvent également contaminer ceux qui ne le sont pas, je ne sais pas. En tout cas, c’est mauvais.