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Ils pouvaient entendre la petite Bouton d’Or s’amuser sur le pont au-dessus d’eux, jouant à quelque jeu avec les marins. Kheim fit un geste vers le haut.

— Et elle ?

— Nous pourrions l’emmener, je pense. Si elle retourne sur le rivage, elle mourra sûrement, comme les autres.

— Mais si elle reste avec nous, elle risque aussi de l’attraper et de mourir.

— C’est vrai. Mais je pourrai toujours essayer de m’occuper d’elle.

Kheim fronça les sourcils, et dit enfin :

— Nous avons de quoi boire et manger. Va prévenir les hommes. Nous mettrons cap au sud, et nous prendrons nos dispositions pour retraverser l’océan au printemps, et regagner la Chine.

Avant de partir, Kheim emmena Bouton d’Or et rama jusqu’au rivage, mais resta bien éloigné du village. Le père de Bouton d’Or les aperçut et courut dans la mer. Il avait de l’eau jusqu’aux genoux, dans le calme de la marée descendante. Il dit quelque chose d’une voix grinçante. Kheim vit sur son visage les pustules de la variole. Kheim rama précipitamment vers le navire.

— Qu’a-t-il dit ? demanda-t-il à la fillette.

— Il a dit que les gens étaient malades. Qu’il y avait des morts.

Kheim déglutit.

— Dis-lui que c’est nous qui avons apporté cette maladie.

Bouton d’Or le regarda sans comprendre.

— Dis-lui que nous avons apporté la maladie avec nous. C’est un accident. Peux-tu le lui dire ? Fais-le.

Elle trembla dans le fond de l’embarcation.

Soudain en colère, Kheim cria au chef des Miwoks :

— Nous vous avons contaminés, c’est un accident !

Ta Ma le regarda.

— Bouton d’Or, s’il te plaît, dis-lui quelque chose. Dis quelque chose !

Elle leva les mains et cria quelque chose. Ta Ma fit deux pas dans l’eau, s’y enfonçant jusqu’à la taille. Kheim donna quelques coups de rames supplémentaires, en jurant. Il était en colère, et ne pouvait passer sa colère sur personne.

— On doit partir ! hurla-t-il. On s’en va ! Dis-le-lui, cria-t-il furieusement à Bouton d’Or. Dis-lui !

Elle appela Ta Ma, apparemment affolée.

Kheim se leva dans la barque, la faisant bouger. Il pointa du doigt son cou et son visage, puis Ta Ma. Il mima la détresse, le vomissement, puis la mort. Il désigna le village et fit un geste de la main signifiant qu’il serait balayé, d’un seul coup. Il désigna Ta Ma et lui dit qu’il devait partir, qu’ils devaient tous partir, se disperser. Pas dans les autres villages, mais dans les collines. Il se montra, lui, puis la fillette blottie dans la barque. Il mima qu’il ramait, puis qu’ils mettaient les voiles. Il pointa la fillette, la montrant joyeuse, jouant, grandissant – tout cela sans desserrer les dents.

Ta Ma ne parut pas comprendre la moindre bribe de cette charade. L’air ahuri, il dit quelque chose.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit : que faisons-nous ?

Kheim indiqua encore une fois les collines, lui signifiant de s’y éparpiller.

— Allez ! cria-t-il. Dis-lui ! Partez ! Dispersez-vous !

Elle dit quelque chose à son père, au bord des larmes.

Ta Ma répondit autre chose.

— Qu’a-t-il dit, Bouton d’Or ? Tu peux me le dire ?

— Il a dit adieu.

Les deux hommes se regardèrent. Bouton d’Or les regardait alternativement, l’un, puis l’autre, effrayée.

— Éparpillez-vous pour deux mois ! dit Kheim, se rendant compte que cela ne servirait à rien mais le disant quand même. Laissez ceux qui sont malades et allez-vous-en. Après, vous pourrez vous retrouver, et la maladie ne vous fera plus de mal. Partez ! Nous emmenons Bouton d’Or, nous prendrons soin d’elle. Nous la mettrons sur un navire où personne n’a jamais eu la variole. On s’occupera d’elle. Allez !

Il renonça.

— Répète-lui ce que je viens de dire, dit-il à Bouton d’Or.

Mais elle se contenta de gémir et de pleurnicher au fond de l’embarcation. Kheim rama jusqu’au navire et ils partirent ; sortirent de la grande embouchure de la baie en profitant de la marée descendante.

Bouton d’Or pleura souvent pendant les trois premiers jours de leur voyage, puis elle mangea comme une ogresse, après quoi elle se mit à parler exclusivement en chinois. Kheim était torturé par l’idée qu’il n’aurait peut-être pas dû l’emmener. Mais elle serait probablement morte, s’ils l’avaient laissée, lui rappela I-Chin. Kheim n’était pas sûr que, même ça, soit une raison suffisante. Et la vitesse à laquelle elle s’était adaptée à sa nouvelle vie ne faisait qu’accroître son malaise. Était-ce donc là ce qu’ils étaient, depuis toujours ? Des gens si insensibles, à la mémoire si courte ? Capables de se glisser dans la première vie qu’on daignait leur offrir, quelle qu’elle fût ? C’était si étrange.

L’un de ses officiers s’approcha de lui.

— Peng n’est à bord d’aucun des bateaux. Nous pensons qu’il a dû regagner le rivage à la nage et rester avec eux.

Bouton d’Or tomba malade elle aussi, et I-Chin l’enferma à la proue du vaisseau amiral, dans un espace bien aéré, sous le beaupré et au-dessus de la figure de proue – qui était une statue en or de Tianfei. Il passa de nombreuses heures à s’occuper de la fillette pendant les Six Stades de la maladie, qui allaient de la fièvre dévorante et du pouls filant du Grand Yang au Grand Yin, en passant par le Petit Yang et le Yang Lumineux – au cours duquel la fièvre alternait avec des frissons glacés. Il lui prenait le pouls à chaque changement de quart, vérifiait tous ses signes vitaux, creva certaines de ses pustules, lui administra des remèdes pris dans ses sacoches, et surtout une décoction appelée le Don du Dieu de la Variole, qui était composée de poudre de corne de rhinocéros, de vers de neige du Tibet, de jade et de perles pilées. Il dut aussi, quand il lui sembla qu’elle restait coincée – entre la vie et la mort – dans le Petit Yin, lui administrer quelques doses d’arsenic. Kheim ne reconnaissait pas dans ses symptômes ceux de la variole habituelle, mais les marins firent quand même les sacrifices rituels au Dieu de la vérole, en brûlant de l’encens et du papier monnaie sur un autel, dont on avait dressé en hâte une copie sur chacun des Huit Vaisseaux.

Plus tard, I-Chin reconnut s’être dit que le fait de se trouver en haute mer avait été crucial pour sa guérison. Son corps roulait dans son lit quand les vagues enflaient, et il avait remarqué que sa respiration et son pouls suivaient le rythme des flots : quatre respirations et six battements d’un pouls encore léger à chaque vague. Ce genre de convergence avec les éléments était très positive. En outre, l’air salé lui emplissait les poumons de ki, et elle avait la langue moins chargée. Il lui donnait même de petites cuillerées d’eau de mer à avaler, ainsi que toute l’eau douce, l’eau du fleuve de son village, qu’elle pouvait boire. Voilà comment elle se remit et, ensuite, elle alla très bien, ne conservant que de légères marques de variole sur le dos et le cou.

Pendant tout ce temps, ils voguèrent vers le sud, le long de la côte de la nouvelle île, en s’étonnant chaque jour un peu plus de ne pas en avoir déjà atteint l’extrémité. Un cap leur donna l’impression d’en être le terme, mais, au-delà, ils virent que la terre s’incurvait à nouveau vers le sud, derrière des îles vides, cuites par le soleil. Plus loin, toujours au sud, ils virent des villages sur les plages. Ils en savaient assez, à ce moment-là, pour identifier les temples en forme de nid. Tout en maintenant la flotte bien au large, Kheim laissa s’approcher une pirogue, et demanda à Bouton d’Or d’essayer de parler pour eux. Mais les gens de la pirogue ne la comprenaient pas, et elle ne les comprenait pas non plus. Kheim fit son numéro de sourd-muet, les prévenant de la maladie et du danger, et les indigènes s’éloignèrent rapidement, à grands coups de rames.