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Ils commencèrent à naviguer contre un courant du sud, mais il n’était pas violent, et les vents soufflaient constamment de l’ouest. La pêche, à cet endroit, était excellente, et le temps clément. Les jours succédaient aux jours, identiques, en un cercle parfait. La côte s’enfonça à nouveau vers l’est, puis courut vers le sud, presque jusqu’à l’équateur, par-delà un grand archipel d’îles basses, où il était facile de mouiller l’ancre, où l’eau était bonne, et où il y avait des oiseaux de mer aux pattes bleues.

Ils arrivèrent enfin à une ligne de côtes qui montait presque à la verticale, avec de grands volcans enneigés dans le lointain, comme le Fuji, mais deux fois plus grands – au moins ! –, qui ponctuaient le ciel derrière une chaîne côtière abrupte, elle-même fort haute. Si quelqu’un avait encore pu conserver l’illusion que cet endroit était une île, ce gigantisme final y aurait mis fin.

— Tu es sûr que ce n’est pas l’Afrique ? demanda Kheim à I-Chin.

I-Chin ne savait pas trop.

— Peut-être. Peut-être que les gens que nous avons laissés au nord sont les derniers survivants du Fulan, retournés à l’état primitif. C’est peut-être la côte ouest du monde, et nous sommes passés devant l’entrée de leur mer du Milieu pendant la nuit, ou dans le brouillard. Mais je ne crois pas.

— Alors, où sommes-nous ?

I-Chin montra à Kheim, sur les longues bandes de leur carte, l’endroit où il pensait qu’ils étaient ; à l’est des dernières marques, là où la carte était toute blanche. Mais il indiqua d’abord la bande la plus à l’ouest.

— Tu vois, le Fulan et l’Afrique ressemblent à ça, du côté ouest. Les cartographes musulmans sont formels. Et Hsing Ho a calculé que le monde faisait près de soixante-quinze mille lis de circonférence. S’il a raison, nous n’avons fait que la moitié de la distance que nous aurions dû parcourir, ou même moins, à travers le Dahai vers l’Afrique et le Fulan.

— Alors, peut-être qu’il se trompe. Peut-être que le monde occupe une plus grande partie du globe qu’il ne le pense. Ou alors, c’est que la Terre est plus petite.

— Mais sa méthode était bonne. J’ai fait les mêmes calculs pendant notre voyage aux Moluques, et j’ai prouvé qu’il avait raison.

— Mais regarde ! fit Kheim en indiquant le pays montagneux. Si ce n’est pas l’Afrique, qu’est-ce que c’est ?

— Une île, j’imagine. Une grande île, loin dans le Dahai, où personne n’était jamais allé à la voile. Un autre monde, comme le vrai. Un monde de l’Est, comme le monde de l’Ouest.

— Une île où personne ne serait jamais allé ? Dont personne n’aurait jamais entendu parler ?

Kheim ne pouvait pas le croire.

— Alors ? fit I-Chin, qui ne pouvait accepter cette idée. Qui d’autre, avant nous, aurait pu venir ici et repartir pour en parler ?

Kheim admit l’argument.

— Nous ne sommes pas revenus non plus.

— Non. Et rien ne garantit que nous y arriverons. Se pourrait-il que Hsu Fu soit venu ici, ait essayé de revenir et ait échoué ? Nous trouverons peut-être ses descendants sur cette côte même.

— Peut-être.

En se rapprochant de l’immense terre, ils virent une ville, sur la côte. Rien d’impressionnant par rapport aux villes de chez eux, mais assez importante, par rapport aux petits villages du Nord. Elle était presque complètement couleur de boue, mais les toits de plusieurs grands bâtiments, à l’intérieur et à l’arrière de la ville, étaient recouverts d’or battu. Ce n’étaient pas des Miwoks !

Ils mirent donc à la voile vers la côte, prudemment, craintivement, les canons de leur vaisseau chargés et prêts à tirer. Ils furent surpris de voir sur la plage des embarcations primitives – des barques de pêche comme celles que certains d’entre eux avaient vues dans les Moluques, surtout des bateaux à deux proues, faits de fagots de roseaux. Nulle part ils ne voyaient d’armes, de voiles, de quais ni de port. Rien qu’une jetée de pierre qui semblait flotter, ancrée au large de la plage. Ça faisait drôle de voir la munificence terrestre des bâtiments aux toits d’or voisiner avec une telle pauvreté maritime. I-Chin dit :

— Ça devait être un royaume de l’intérieur des terres, au départ.

— J’imagine que si la dynastie Han n’était pas tombée, la côte de la Chine ressemblerait à ça.

— Oui, on a eu de la chance, à voir ces bâtiments.

Drôle d’idée. Mais le seul fait de parler de la Chine était un réconfort. Après ça, ils se montrèrent des endroits de la ville en disant : « C’est comme à Cham », ou « Ils faisaient des maisons comme ça à Lanka », et ainsi de suite. Et bien que ça ait encore eu l’air bizarre, il était évident, avant même qu’ils ne repèrent les gens qui les regardaient sur la plage, que cette ville serait habitée, et pas par des singes ou des oiseaux.

Ils n’avaient pas grand espoir que Bouton d’Or puisse se faire comprendre d’eux, mais ils l’emmenèrent quand même près du rivage, dans leur grand canot. Ils gardèrent les arbalètes et les mousquets cachés sous leurs bancs pendant que Kheim, planté à la proue, faisait les gestes de paix qui lui avaient concilié les bonnes grâces des Miwoks. Puis il demanda à Bouton d’Or de les saluer gentiment dans sa propre langue, ce qu’elle fit d’une voix haute, claire et pénétrante. Les gens sur la plage les regardaient. Certains, avec des coiffes qui ressemblaient à des couronnes de plumes, leur répondirent, mais ils ne parlaient pas la langue de Bouton d’Or, ni aucune langue qu’ils aient jamais entendue.

Ces coiffes compliquées faisaient à Kheim l’impression d’être vaguement militaires, et il dit à ses hommes de s’écarter un peu de la plage et de faire attention aux arcs, aux lances, ou à tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une arme. Quelque chose, dans l’allure de ces gens, évoquait la possibilité d’un coup fourré.

Mais il n’arriva rien de tel. Au contraire, quand ils revinrent, à la rame, le lendemain, tout un contingent d’hommes portant des tuniques à carreaux et des coiffes de plumes se prosternèrent sur la plage. Un peu mal à l’aise, Kheim ordonna de débarquer, en restant aux aguets.

Mais tout se passa bien. À l’aide de gestes et de quelques rudiments de langage, la communication s’amorça, même si les indigènes semblaient prendre Bouton d’Or pour le chef du groupe de visiteurs, leur talisman, ou plutôt leur prêtresse – c’était impossible à dire. En tout cas, ils la vénéraient. L’échange se faisait surtout par gestes, et principalement avec un vieil homme portant, sur une frange qui lui tombait jusqu’aux yeux, une couronne de plumes surmontée tout en haut d’une sorte d’insigne. Les rapports étaient cordiaux, empreints de curiosité mutuelle et de bonne volonté. On leur offrit des gâteaux faits d’une sorte de farine lourde, qui tenait au corps, et de gros tubercules qu’il fallait cuire. Le tout était arrosé d’une bière aigre, légère, apparemment la seule boisson des indigènes. Enfin, on leur apporta une pile de couvertures finement tissées, très douces et chaudes, faites d’une laine tirée de moutons qui donnaient l’impression d’avoir été croisés avec des chameaux, mais qui étaient manifestement des créatures complètement différentes, inconnues dans le vrai monde.

Tout cela fit que Kheim se sentit suffisamment en confiance pour accepter une invitation à quitter la plage et à rendre visite au roi ou à l’empereur local, dans l’énorme palais au toit d’or qui se trouvait en haut d’une colline, de l’autre côté de la ville. Tout ça pour l’or…, se dit Kheim alors qu’il se préparait pour le trajet, encore un peu mal à l’aise malgré tout. Il chargea un petit mousquet et le mit dans un havresac qu’il coinça sous son bras, sous son manteau. Il laissa à I-Chin des instructions pour une éventuelle opération de sauvetage, si nécessaire. Et ils partirent, Kheim, Bouton d’Or et une douzaine des plus grands matelots du vaisseau amiral, escortés par un groupe d’indigènes en tuniques à damiers.