Ils marchèrent vers ces montagnes. On les nourrissait bien, et on leur donnait à boire une infusion aussi amère que l’alun ; ensuite, au cours d’une cérémonie musicale, rituelle, on leur donna des sachets de feuilles de thé, les mêmes feuilles vertes, aux bords dentelés, que leurs gardes avaient mâchées la première nuit. Les feuilles étaient également amères. Elles lui engourdirent la bouche et la gorge, mais ensuite Kheim se sentit mieux. Les feuilles étaient un stimulant, comme le thé ou le café. Il dit à Bouton d’Or et à ses hommes qu’ils pouvaient mâcher les leurs, s’ils voulaient. La maigre force qui s’insinua en lui lui donna suffisamment de ki pour commencer à échafauder un plan d’évasion.
Il semblait peu probable qu’I-Chin puisse traverser la ville de boue et d’or pour les suivre, mais Kheim ne pouvait s’empêcher de l’espérer. C’était une sorte d’espoir démesuré, qu’il éprouvait chaque fois qu’il regardait le visage de Bouton d’Or, que ne flétrissait pas encore le doute ou la peur. Pour elle, ce n’était que la dernière étape d’un voyage déjà aussi étrange que possible. Cette partie était intéressante, en fait, avec ses couleurs de gorge d’oiseau, ses ors et ses montagnes. Elle ne semblait pas affectée par l’altitude à laquelle ils étaient montés.
Kheim commençait à comprendre que les nuages, qui s’étalaient à présent souvent en dessous d’eux, existaient dans un air plus froid et moins riche que la précieuse soupe salée qu’ils respiraient au niveau de la mer. Une fois, il crut respirer une bouffée d’air marin. Peut-être était-ce seulement le sel qui stagnait encore dans ses cheveux ? En tout cas, il en eut faim comme on a faim de nourriture. Avoir envie de manger de l’air ! Rien que de penser à quelle altitude ils étaient, il en avait le frisson.
Et pourtant, ils n’étaient pas au bout de leurs peines. Ils gravirent une crête enneigée. La piste était damée d’une matière blanche, dure. On leur donna des bottes à semelle molle, avec de la fourrure à l’intérieur, des tuniques plus lourdes et des couvertures avec des trous pour la tête et les bras, toutes ornées de motifs à damiers compliqués, avec des petites silhouettes dans les carrés. La couverture de Bouton d’Or était si longue qu’on aurait dit une robe de prêtresse bouddhiste. Elle était faite d’un tissu si fin que Kheim en fut soudain effrayé. Le petit garçon portait une cape, aussi belle que celle du grand prêtre.
Ils arrivèrent à un campement fait de roches plates, qui dépassaient de la neige. Ils firent un grand feu dans une fosse enfoncée dans cette plate-forme, et dressèrent autour un certain nombre de tentes. Leurs ravisseurs s’installèrent sur leur couverture et prirent un repas accompagné de nombreuses tasses de leur thé bouillant, de bière et de liqueur, après quoi ils firent une cérémonie en l’honneur du soleil couchant, qui sombrait dans les nuages massés sur l’océan. Ils étaient bien au-dessus des nuages, maintenant, et pourtant, au-dessus d’eux, à l’est, un grand volcan s’élevait dans le ciel indigo, ses flancs luisant d’un rose profond au moment même où le soleil jetait ses derniers feux.
La nuit fut glaciale. Kheim tint encore Bouton d’Or contre lui, la peur le réveillant chaque fois qu’elle bougeait. La fillette semblait même parfois cesser de respirer, puis recommençait, comme toujours.
On les réveilla à l’aube, et Kheim but avec reconnaissance le thé chaud qu’on leur distribua, avant un repas substantiel, puis d’autres petites feuilles vertes à mâcher ; bien que ces dernières lui soient données par le dieu exécuteur.
Ils recommencèrent à gravir le flanc du volcan alors que ce n’était encore qu’une pente de neige grise sous le ciel blanc de l’aube. L’océan, à l’ouest, disparaissait sous les nuages. Mais ils commençaient à se dissiper, et Kheim put voir, au loin, très loin en dessous, la grande étendue bleue qui était pour lui comme son village natal ou son enfance.
Le froid gagnait en intensité alors qu’ils montaient. Ils avaient de plus en plus de mal à marcher. La terre crissait sous leurs pas, et de petits morceaux de neige compacte tintaient et luisaient. Le sol était brillant, le reste, partout ailleurs, trop sombre ; la colonne de gens se fondait dans un ciel bleu-noir. Kheim pleurait, tellement il faisait froid. Les larmes roulaient sur ses joues et gelaient dans ses fines moustaches grises. Mais il avançait toujours, prenant bien soin de mettre ses pas dans les pas du garde qui le précédait, tendant autant que faire se pouvait la main dans son dos pour tenir celle de Bouton d’Or et la tirer.
Finalement, alors qu’il avait oublié de regarder vers le haut depuis un moment, ne s’attendant plus à ce que ça change jamais, la pente neigeuse s’atténua. Des roches noires, dénudées, apparurent, surgissant de la neige à droite et à gauche, et surtout devant eux, où il ne voyait rien de plus haut.
C’était bel et bien le sommet : une vaste étendue de roches dévastées pareille à de la boue gelée, déchiquetée, mêlée de glace et de neige. Au point le plus élevé de la masse torturée, quelques poteaux se dressaient. En haut flottaient des bandes de tissu et des drapeaux, comme dans les montagnes du Tibet. Peut-être venaient-ils du Tibet ?
Le grand prêtre, le dieu exécuteur et les gardes s’assemblèrent au pied de ces rochers. Les deux enfants furent emmenés vers le prêtre, des gardes retenant Kheim. Il recula, faisant mine d’abandonner, et mit les mains sous sa couverture comme s’il avait les doigts gelés ; en fait, à la recherche de son pistolet. L’ayant trouvé, il l’arma et le tira de sous son manteau, le gardant caché sous la couverture.
On donna encore un peu de thé chaud aux enfants, qu’ils burent de bon cœur. Le prêtre et ses acolytes se mirent à chanter, face au soleil, leurs tambours suivant le rythme du pénible pouls qui battait derrière les yeux à demi aveugles de Kheim. Il avait un affreux mal de tête, et tout semblait n’être que l’ombre de soi-même.
Derrière eux, sur la crête enneigée, des silhouettes montaient très vite. Elles portaient les couvertures locales, mais Kheim pensa qu’elles ressemblaient à I-Chin et à ses hommes. Beaucoup plus loin en dessous, un autre groupe s’échinait à leur poursuite.
Kheim avait déjà le cœur qui battait ; à présent, il grondait dans sa poitrine comme les tambours cérémoniels. Le dieu exécuteur prit un couteau d’or dans un fourreau de bois richement sculpté et trancha la gorge du petit garçon. Il recueillit dans un bol d’or le sang, qui se mit à fumer dans le soleil. Au son des tambours, des flûtes et des chants de prières, le corps fut enroulé dans un manteau fait du doux tissu à carreaux, et délicatement déposé au creux du pic, dans une faille entre deux grosses pierres.
L’exécuteur et le grand prêtre se tournèrent alors vers Bouton d’Or, qui se débattit vainement. Kheim sortit son pistolet de sous la couverture, vérifia le silex, visa à deux mains le dieu exécuteur, puis hurla quelque chose et bloqua sa respiration. Les gardes s’approchèrent de lui, et l’exécuteur le regarda. Kheim appuya alors sur la détente. Le pistolet claqua : il y eut un champignon de fumée, et Kheim recula de deux pas. Le dieu exécuteur tomba à la renverse et glissa sur une étendue de neige, le sang coulant à flots de sa gorge. Le couteau d’or tomba de sa main ouverte.
Tous regardèrent en ouvrant de grands yeux le dieu exécuteur, inanimé ; personne ne comprenait ce qui s’était passé.
Kheim garda le pistolet braqué sur eux, tout en fouillant dans son sac de ceinture à la recherche de la poudre, de la balle et de la bourre. Il rechargea le pistolet devant eux en hurlant, une ou deux fois, ce qui les fit sursauter.
Le pistolet rechargé, il visa les gardes, qui reculèrent. Certains se mirent à genoux, d’autres s’éloignèrent d’une démarche incertaine. C’est alors qu’il vit I-Chin et ses marins patauger dans la neige sur la dernière pente. Le grand prêtre dit quelque chose, puis Kheim le visa soigneusement avec son pistolet et tira.