Après cela, il conduisit les otages vers la plage, et ils attendirent. L’après-midi même, des hommes apparurent dans l’une des rues principales de la ville. Ils croulaient sous des sacs qu’ils portaient sur le dos, attachés par des cordes passées autour de leur front. Ils déposèrent leurs fardeaux sur le sable, s’inclinèrent et repartirent, sans oser tourner le dos aux Chinois. De la viande séchée ; des gâteaux de céréales ; les petites feuilles vertes ; des disques d’or et des ornements – bien que Kheim ne leur ait rien demandé de pareil – ; des couvertures et des ballots de leur fameux tissu doux. En regardant ces offrandes étalées sur la plage, Kheim eut l’impression d’être un collecteur d’impôts, vorace et cruel. Mais il se sentait également soulagé, et comme habité d’une puissance souterraine, mystérieuse, venue d’un pouvoir qu’il ne comprenait pas, ou qu’il ne contrôlait pas. Par-dessus tout, il se sentait content. Ils avaient enfin ce qu’il leur fallait pour rentrer chez eux.
Il libéra lui-même les otages, leur fit signe de s’en aller. Il donna à chacun une balle de fusil, enroulant leurs doigts gourds autour.
— Nous reviendrons un jour, leur dit-il. Nous ou des gens pires que nous.
Il se demanda fugitivement s’ils attraperaient la variole, comme les Miwoks – ses marins ayant dormi sur les couvertures des indigènes, au palais.
Il n’avait aucun moyen de le savoir. Les indigènes s’éloignèrent en titubant, en serrant leur balle de fusil ou en la laissant tomber. Leurs femmes étaient plantées à distance raisonnable, heureuses de voir que Kheim avait tenu la promesse faite par gestes, heureuses de voir leurs hommes libérés. Kheim ordonna à ses marins de remonter dans les bateaux. Ils retournèrent à la rame aux bâtiments et s’éloignèrent de la grande île montagneuse.
Après toutes ces péripéties, retrouver les eaux du Grand Océan fut un vrai bonheur, à la fois paisible et familier. La ronde des jours reprit. Ils suivaient le soleil vers l’ouest, toujours vers l’ouest. La plupart du temps, il faisait chaud, le soleil brillait. Puis, un mois durant, les nuages se mirent à grossir tous les matins, pour crever dans l’après-midi en de longues averses grises. Mais l’orage se dissipait rapidement. Ensuite les vents se mettaient à souffler, venant du sud-est, gonflant leurs voiles. Les souvenirs de la grande île qu’ils laissaient derrière eux commencèrent à ressembler à des rêves, ou à ces légendes qu’ils avaient entendues sur le royaume des asuras. Sans Bouton d’Or, ils auraient eu du mal à croire à tout ce qui leur était arrivé.
Bouton d’Or s’amusait sur le navire amiral. Elle jouait dans le gréement comme un petit singe. Il y avait des centaines d’hommes à bord, mais la présence d’une simple petite fille changea tout : leur traversée s’en trouvait bénie. Les autres navires restaient près du vaisseau amiral dans l’espoir de l’apercevoir, ou bien de recevoir la bénédiction d’une éventuelle visite. La plupart des marins voyaient en elle la déesse Tianfei, voyageant avec eux pour leur sauvegarde. C’était pour ça que leur voyage de retour se déroulait beaucoup plus facilement que l’aller. Le temps était plus favorable, l’air plus chaud, il y avait plus de poissons. À trois reprises, ils passèrent près de petits atolls inhabités, et purent s’y ravitailler en noix de coco et en cœurs de palmier, et même une fois en eau douce. Plus important, sentit Kheim, ils filaient droit vers l’ouest. Ils rentraient chez eux. Cela ressemblait si peu à leur premier voyage qu’ils avaient peine à croire qu’il s’agissait de la même mer. Et dire que seule la direction avait changé ! Mais il était bien difficile de laisser le soleil derrière soi, et de quitter le monde…
Naviguer, jour après jour. Le soleil se levant à la poupe, se couchant à la proue, s’y noyant avec eux. Maintenant le soleil les aidait – peut-être même un peu trop –, c’était le septième mois, et il faisait une chaleur infernale ; puis le vent tomba pendant presque tout le mois. Ils prièrent Tianfei, en affectant de ne pas regarder Bouton d’Or.
Elle jouait dans les cordages, indifférente à leurs regards de côté. Elle parlait plutôt bien le chinois, maintenant, et avait appris à I-Chin tout le miwok dont elle se souvenait encore. I-Chin avait noté chaque mot dans un dictionnaire, en prévision des éventuelles futures expéditions vers la nouvelle île. C’était intéressant, disait-il à Kheim, parce que d’ordinaire il se contentait de choisir les idéogrammes ou combinaisons d’idéogrammes qui ressemblaient le plus au mot miwok prononcé devant lui, et rédigeait une définition aussi précise que possible du sens miwok, en fonction de la source d’information. Seulement voilà, en lisant les idéogrammes pour prononcer ce mot, il était impossible de ne pas entendre en même temps leur sens chinois, de telle sorte que le vocabulaire miwok devenait un ensemble d’homonymes supplémentaire à ajouter à la quantité déjà gigantesque de vocables chinois. De nombreux symboles littéraires ou religieux chinois reposaient sur des homonymies de pur hasard, qui produisaient d’heureuses connexions métaphoriques. Ainsi, par exemple, le dixième jour du mois, ski, était aussi l’anniversaire de la pierre, shi ; ou bien un dessin de héron et de lotus, lu et lian, formaient, par homonymie, le message « puisse votre route (lu) aller vers le haut (lian) » ; ou encore un signe tracé sur le dos d’un autre pouvait vouloir dire également « puissiez-vous être gouverneur de génération en génération ». À présent, pour I-Chin, le mot miwok qui voulait dire « rentrer à la maison » ressemblait à wu ya, cinq canards, tandis que le miwok « nager » ressemblait à Peng-zu, ce personnage de légende qui avait vécu huit cents ans. Alors il chantait « cinq canards rentrant à la maison, cela ne prend que huit cents ans », ou « je vais sauter par-dessus bord et devenir Peng-zu », et Bouton d’Or riait aux larmes. D’autres similarités dans le langage maritime des deux langues faisaient suspecter à I-Chin que l’expédition de Hsu Fu vers l’est avait peut-être réussi à atteindre le continent océanique du Yingzhou, et y avait laissé quelques mots chinois, à défaut d’autre chose ; à moins que les Miwoks ne fussent eux-mêmes les descendants de cette expédition.
Quelques hommes parlaient déjà de repartir vers cette nouvelle terre, généralement vers le royaume doré plus au sud, pour le soumettre par les armes et rapporter son or dans le vrai monde. Ils ne disaient pas : Nous le ferons, qui aurait pu leur porter malheur, évidemment, mais plutôt : Si quelqu’un devait le faire. Les autres les écoutaient d’une oreille distraite mais n’en pensaient pas moins, en se disant que si Tianfei leur permettait de rentrer chez eux, jamais rien ne pourrait les convaincre de repartir encore de l’autre côté du Dahai.
Puis ils furent pris dans une zone de calme, dans une partie de l’océan où il n’y avait pas de pluie, de nuage, de vent, ou même de courant. C’était comme si une malédiction s’était abattue sur eux, probablement parce qu’ils avaient parlé un peu légèrement de revenir piller l’or. Ils commencèrent à rôtir au soleil. Mais, comme des requins tournaient dans l’eau, ils ne pouvaient aller y nager pour se rafraîchir. Ils durent se contenter de tendre une voile entre deux des vaisseaux, et de la laisser tremper jusqu’à ce qu’il y ait assez d’eau à l’intérieur pour former un bassin, où ils plongeaient. Ils avaient de l’eau jusqu’à la taille. Kheim permit à Bouton d’Or de passer une chemise et d’y plonger elle aussi. Lui interdire quoi que ce soit aurait risqué de provoquer la colère et la furie de l’équipage. En fait, on s’aperçut qu’elle nageait comme une loutre. Les hommes la traitèrent comme la déesse qu’elle était, et elle rit de leurs jeux de garçons. Faire enfin quelque chose de différent était un réel soulagement, mais la voile ne put longtemps supporter leurs bonds, l’humidité, le poids de leurs pieds et celui de l’eau. Peu à peu, elle se déchira. Et ils ne le firent qu’une fois.