Tout était si calme qu’ils finirent par se trouver en danger. Ils seraient bientôt à court d’eau, puis de nourriture. Peut-être que de légers courants continuaient de les mener vers l’ouest, mais I-Chin n’était pas optimiste.
— On dirait plutôt que nous nous sommes aventurés dans le centre du grand courant circulaire, comme au cœur d’un tourbillon.
Il conseilla de mettre le cap le plus au sud possible, afin de revenir à la fois vers les vents et les courants, et Kheim l’approuva, sauf qu’il n’y avait pas de vent pour faire voile. Cela ressemblait plus au premier mois de leur expédition, mais sans le Kuroshio. Ils parlèrent encore une fois de mettre les chaloupes à la mer et de remorquer les grands navires derrière eux à la rame, mais les bâtiments étaient trop imposants pour pouvoir être déplacés par la seule force des rames, et I-Chin trouvait dangereux d’abîmer la paume des mains des marins alors qu’ils étaient déjà déshydratés. Ils ne pouvaient rien faire d’autre, de toute la journée, que d’entretenir leurs alambics, les laisser au soleil, continuer à pomper et rationner le peu d’eau qu’il leur restait en réserve. Bouton d’Or avait beau répéter qu’elle voulait faire comme tout le monde, ils lui donnaient à boire en quantité. Ils lui auraient donné leur dernière gorgée d’eau.
C’en était arrivé au point où I-Chin leur demanda de garder leur urine jaune foncé et de la mélanger à ce qu’il leur restait d’eau, lorsque des nuages noirs apparurent au sud, et qu’il devint évident que leur problème ne serait bientôt plus de n’avoir pas assez d’eau, mais d’en avoir trop. Le vent se mit à souffler par rafales, les nuages roulaient en grondant, et des trombes d’eau s’abattirent sur eux. Des entonnoirs furent déployés au-dessus des tonneaux, qui se remplirent instantanément. Puis il fallut sortir de l’orage. Seuls des vaisseaux aussi gros que les leurs étaient assez hauts et flexibles pour résister assez longtemps à un pareil assaut ; et même les Huit Grands Navires, desséchés au-dessus de leur ligne de flottaison comme ils l’avaient été dans la zone de calme, fuyaient de partout, cassant la plupart des cordes et des goupilles qui les reliaient les uns aux autres, de telle sorte que la sortie de l’orage devint bientôt un permanent, humide et frénétique exercice de colmatage de fuites, de réparations de cordes, de bridoles et d’espars cassés.
Pendant tout ce temps les vagues ne cessèrent de grossir, tant et si bien que les navires semblaient escalader et dévaler d’énormes collines bouillonnantes, roulant et tanguant du sud vers le nord à un rythme tourmenté mais inexorable, et parfois majestueux. Le navire amiral prit ces vagues de face, noyant le pont supérieur sous une mer d’écume, après quoi ils eurent un court moment la vision de ce chaos qui s’étendait d’un horizon à l’autre. Du bord, ils ne voyaient plus que deux ou trois navires, oscillant à des rythmes différents puis renvoyés dans les flots noirs et tumultueux. Globalement, il n’y avait rien d’autre à faire que de se terrer dans sa cabine, trempé et apeuré, incapable d’entendre son voisin parler tant la tempête faisait rage.
Au plus fort de la tourmente, ils entrèrent dans l’œil du cyclone, cette étrange et terrifiante zone de calme à l’intérieur de laquelle des vagues désordonnées bondissaient en tout sens, se rentrant l’une dans l’autre et projetant des lances liquides dans la nuit, tandis que tout autour de bas nuages noirs dévoraient l’horizon. C’était donc un typhon, ce qui ne surprit personne. Comme dans le symbole du yin et du yang, il y avait des parcelles de calme au sein du vent. Mais cela changerait bientôt, selon l’éternel mouvement de balancier.
Ils s’empressèrent donc de réparer les dégâts, sentant comme on le sent toujours qu’en avoir traversé la moitié, c’était pouvoir traverser l’autre. Kheim aperçut dans l’obscurité le navire le plus proche du leur, qui semblait en détresse. Les hommes se cramponnaient au bastingage, ne quittant pas des yeux Bouton d’Or, que certains appelaient en criant. Ils pensaient sans aucun doute que leurs malheurs provenaient du fait qu’elle n’était pas à leur bord. Leur capitaine cria à Kheim qu’il leur faudrait couper leurs mâts pour se sortir de la seconde moitié de la tempête et éviter de chavirer, et que les autres devraient venir les chercher, éventuellement, une fois sortis de l’orage.
Mais quand la seconde partie de la tempête s’abattit sur eux, la situation s’aggrava également pour le navire amiral. Une vague étrange propulsa Bouton d’Or contre le bastingage, où elle se blessa. La peur des hommes devint alors palpable. Ils perdirent les autres navires de vue. Le vent redoubla de force, soulevant de grandes vagues, les changeant en écume, dont les crêtes s’abattaient sur le navire comme pour le couler. La roue du gouvernail s’envola, ce qui fit d’eux, malgré leurs efforts pour essayer de la remplacer par une vergue, une épave, que chaque vague ébranlait. Alors que les hommes luttaient pour avancer quand même et sauver leur navire, quelques-uns passèrent par-dessus bord, tandis que d’autres se noyaient dans les haubans au passage des vagues énormes. I-Chin, lui, s’occupa de Bouton d’Or. Il cria à Kheim qu’elle s’était cassé un bras et apparemment quelques côtes. Kheim vit qu’elle était à bout de souffle. Il retourna aider ses hommes à ralentir leur allure, et ils parvinrent finalement à jeter une ancre flottante à la mer, qui les fit tourner dans le vent. Cela les sauva pendant un instant, mais les vagues qui passaient par-dessus la proue étaient gigantesques, et il leur fallut tous leurs efforts pour éviter que les écoutilles ne s’arrachent et que les compartiments du navire ne s’emplissent d’eau. Tout cela fut fait dans la plus grande angoisse pour Bouton d’Or, les hommes se reprochant amèrement de n’avoir pas mieux veillé sur elle, ce qui était inexcusable. Une chose pareille n’aurait jamais dû arriver. Kheim savait que la responsabilité lui en incombait.
Quand il put enfin souffler un instant, il alla la trouver, dans la plus haute cabine du pont, à l’arrière, et regarda d’un air suppliant I-Chin, qui ne dit rien pour le rassurer. Elle toussait, crachant une sorte de sang mousseux, très rouge. I-Chin dut quelquefois le lui retirer de la gorge à l’aide d’un tube qu’il enfonçait dans sa bouche.
— Une côte a percé un poumon, dit-il rapidement, les yeux rivés sur elle.
Elle restait là, les yeux grands ouverts, souffrant mais ne se plaignant pas. Elle dit seulement :
— Qu’est-ce qui m’arrive ?
Après qu’I-Chin lui eut une nouvelle fois nettoyé la gorge, il lui rapporta ce qu’il avait dit à Kheim. Elle haletait comme un chien, par petits coups brefs et rapides.
Kheim retourna au chaos mouillé qui ravageait les ponts supérieurs. Le vent et les vagues n’étaient pas pires que tout à l’heure, peut-être un peu plus calmes. Il y avait des tas de problèmes, petits et grands, dont il fallait s’occuper, et il s’y attela, furieusement, marmonnant pour lui-même ou insultant les dieux ; peu importait, de toute façon, on n’entendait rien sur les ponts du navire, à moins de le crier directement dans les oreilles.
— S’il te plaît, Tianfei, reste avec nous ! Ne nous abandonne pas ! Laisse-nous rentrer chez nous ! Permets-nous de revenir dire à l’empereur ce que nous avons trouvé pour lui. Laisse la fille vivre.