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Ils se sortirent de l’orage, mais Bouton d’Or mourut le jour suivant.

Seuls trois navires se retrouvèrent sur la mer enfin calme. Ils enroulèrent le corps de Bouton d’Or dans une robe d’homme, y attachèrent deux des disques d’or de l’empire de la montagne, et la laissèrent glisser par-dessus bord, dans l’eau. Tous les hommes pleuraient, même I-Chin, et Kheim pouvait à peine prononcer les paroles de la prière funéraire. Qu’y avait-il à prier ? Il leur paraissait impossible qu’après tout ce qu’ils avaient traversé un simple orage puisse tuer la déesse de la mer. Elle était pourtant là, sous les flots, sacrifiée à la mer tout comme le petit garçon de l’île avait été sacrifié à la montagne. Le soleil ou le fond des océans, c’était pareil.

— Elle est morte pour nous sauver, dit-il aux hommes laconiquement. Elle a donné cet avatar d’elle-même au dieu des orages, pour qu’il nous laisse vivre. Maintenant nous devons avancer, pour l’honorer. Nous devons rentrer chez nous.

Alors ils réparèrent le navire de leur mieux, et endurèrent un autre mois de vie sans boire. Ce fut le plus long mois du voyage, de leur vie. Tout se cassait, s’abîmait, à bord du navire, de leur propre corps. Il n’y avait pas assez d’eau ni de nourriture. Leur bouche puis leur peau se couvrirent de plaies. Ils avaient très peu de ki, et pouvaient à peine manger la nourriture qui leur restait.

Les pensées de Kheim le quittèrent. Il s’aperçut que quand la pensée s’en allait, les choses se faisaient d’elles-mêmes. On n’avait pas besoin de penser pour faire.

Un jour il pensa : Une voile trop lourde ne peut être hissée. Un autre jour il pensa : Plus qu’assez c’est trop. Trop c’est moins. Alors le moins c’est le plus. Finalement, il vit ce que les taoïstes entendaient par cela.

Suis ta route. Respire, expire. Avance avec la houle. La mer ne sait rien des bateaux, les bateaux ne savent rien de la mer. Flotter se fait tout seul. Équilibre dans l’équilibre. Rester assis sans penser.

La mer et le ciel se fondirent. Bleu, si bleu. Personne ne faisait quoi que ce soit, rien ne se faisait. Ils avançaient, et c’était tout.

Ainsi, quand une vaste mer fut traversée, ce ne fut le fait de personne.

Quelqu’un leva les yeux et vit une île. C’était Mindanao, puis tout l’archipel, Taiwan, et toutes les terres habituelles de la mer Intérieure.

Les Trois Grands Navires qui restaient mirent le cap vers Nanjing, une vingtaine de mois après leur départ, surprenant tous les habitants de la ville, qui pensaient qu’ils avaient rejoint Hsu Fu au fond de l’océan. Ils étaient contents d’être de retour chez eux, pour ça oui, débordant d’histoires à raconter au sujet de ces îles géantes qu’ils avaient vues à l’est.

Mais à chaque fois que Kheim croisait le regard de ses hommes, il voyait de la douleur. Il voyait aussi qu’ils le rendaient responsable de la mort de Bouton d’Or. Aussi fut-il content de quitter Nanjing et de voyager avec un groupe de fonctionnaires le long du Grand Canal, vers Beijing. Il savait que ses marins allaient s’éparpiller le long de la côte, aller chacun de leur côté pour ne pas se croiser, ne pas se souvenir ; il leur faudrait des années avant d’avoir envie de se revoir, et de se rappeler une douleur devenue si pâle et ténue qu’elle leur manquerait, et qu’ils voudraient la ressentir pour se dire : Oui nous avons fait cela, oui la vie a permis que cela soit.

Mais pour l’instant ils ne pouvaient s’empêcher de penser qu’ils avaient échoué. Aussi, quand Kheim fut conduit dans la Cité Interdite, et mené devant l’empereur Wanli pour y recevoir les louanges de tous les hauts fonctionnaires présents, et les remerciements intéressés et gracieux de l’empereur lui-même, il dit, simplement :

— Quand une grande mer est traversée, ce n’est le fait de personne.

L’empereur Wanli hocha la tête, montra l’un des disques d’or qu’ils avaient rapportés avec eux, puis le gros papillon sur son bouton d’or, ses ailes et ses antennes parfaitement dessinées, avec une maîtrise et un talent exceptionnels. Kheim dévisagea l’Envoyé Céleste, s’efforçant de voir l’empereur à l’intérieur de l’empereur caché, l’Empereur de Jade qui se terrait en lui, et dit :

— Ce lointain pays est perdu dans le temps, ses rues sont pavées d’or, ses palais ont des toits en or. Vous pourriez le conquérir en un mois, diriger son immensité, et rapporter tous les trésors qu’il contient, ses forêts infinies et ses fourrures, ses turquoises et son or, plus d’or qu’il n’y en a actuellement dans le monde, et pourtant, cette terre a déjà perdu son plus grand trésor.

Pics enneigés, dominant une contrée noire. Le premier rayon de soleil, aveuglant, inonde tout de blanc. Il aurait pu le faire, alors – tout était si brillant –, il aurait pu se perdre dans le blanc absolu, et ne jamais revenir, emporté dans le Tout, pour l’éternité. Laisse-toi aller, laisse-toi aller. Il faut en avoir beaucoup vu pour souhaiter à ce point se laisser aller.

Mais cela passa, et il se retrouva dans le bardo, sur le plancher noir de la scène du Palais du Jugement, du côté chinois, un labyrinthe cauchemardesque de niveaux numérotés, de chambres d’accusation et de fonctionnaires établissant des listes d’âmes à renvoyer devant des bourreaux tatillons. Au-dessus de cette bureaucratie infernale se dressait l’habituel Tibet de l’estrade, occupé par sa ménagerie de dieux démoniaques, hachant menu les âmes condamnées et jetant leurs morceaux en enfer, ou dans une nouvelle vie, au royaume des bêtes ou des prêtas. La lueur blafarde, sinistre, l’estrade géante, pareille à la paroi d’une mesa, qui s’élevait au-dessus de lui, les dieux aux couleurs hallucinantes, rugissant et dansant, leurs épées lançant des éclairs dans l’air noir ; c’était le jugement – une activité inhumaine –, pas l’hôpital se moquant de la charité, non, le vrai jugement, par des autorités supérieures, les créateurs de l’univers. Ceux, après tout, qui avaient fait les hommes faibles, lâches et cruels – ce qu’ils étaient bien souvent. D’où l’impression que les dés étaient pipés, le destin imposé, et le karma acharné à saccager les plaisirs et les beautés fugaces que l’homme, ce misérable sous-dieu pensant, aurait pu concocter dans la boue de sa vie. Une vie honnête, menée contre vents et marées ? Tu revivras comme un chien ! Une vie de chien, obstinément vécue en dépit de tout ? Tu revivras comme un âne, comme un ver… Ainsi allaient les choses.

Et c’est à cela que songeait Kheim alors qu’il marchait dans le brouillard, en proie à une rage croissante, alors qu’il volait dans les plumes de ces bureaucrates, les assommait avec leur propre ardoise, leurs listes, leurs bouliers, jusqu’à ce qu’il aperçoive Kali et sa suite, plantées au milieu d’un hémicycle, accablant Bouton d’Or, la jugeant – comme si cette pauvre âme simple avait quoi que ce fut à se reprocher à côté de ces dieux meurtriers et des ères entières qu’ils avaient passées à faire le mal – un mal instillé au cœur même du cosmos, qu’ils avaient eux-mêmes créé !

Kheim rugissait, en proie à une fureur pour laquelle il n’y avait pas de mots. Il se jeta sur l’une des déesses de la mort et arracha une épée à l’un de ses six bras armés. Il lui en coupa quelques-uns d’un seul revers de la lame effilée. Les bras restèrent un moment par terre à se tortiller, le sang jaillissant de leurs artères sectionnées, et puis, à l’inexprimable consternation de Kheim, les mains se cramponnèrent aux planches du sol et se déplacèrent comme des crabes, à la force des doigts. Pire, de nouvelles épaules se mirent à pousser au bout des plaies, qui saignaient toujours abondamment. Kheim hurla, les jeta à bas de l’estrade à coups de pied, puis se retourna et coupa Kali en deux au niveau de la taille, ignorant les autres membres de sa jati qui étaient là, avec Bouton d’Or. Ceux-ci faisaient des bonds sur place en criant :