Выбрать главу

— Oh non, ne fais pas ça, Kheim, ne fais pas ça ! Tu ne comprends pas, tu dois respecter le protocole.

Même I-Chin, qui braillait de toute la force de ses poumons pour se faire entendre malgré les cris des autres.

— Au moins, nous pourrions concentrer nos efforts sur les supports de l’estrade, ou les fioles d’oubli, quelque chose d’un peu plus technique, d’un peu plus subtil !

En attendant, la partie supérieure du corps de Kali se déplaçait sur la scène à l’aide de ses poings, pendant que ses jambes et sa taille titubaient sur place, mais restaient debout. Et les moitiés manquantes repoussaient des sections sanguinolentes comme les cornes d’un escargot. Bientôt, ce furent deux Kali qui avancèrent vers lui, agitant leurs épées avec leurs douze bras.

Il sauta de l’estrade, et atterrit lourdement sur les planches nues du cosmos. Le reste de sa jati tomba à côté de lui, le choc de la chute leur arrachant des cris de douleur.

— Tu nous as attiré des ennuis, pleurnicha Shen.

— Ça ne marche pas comme ça, lui dit Bouton d’Or alors qu’ils s’enfonçaient ensemble en haletant dans les brumes. J’ai vu beaucoup de gens essayer. Ils se déchaînent furieusement et coupent les dieux hideux en morceaux – ils ne l’ont pas volé –, mais les dieux se relèvent d’un bond et se réincarnent en d’autres personnes. C’est l’une des lois karmiques de cet univers, mon ami. Comme la conservation du yin et du yang, ou la gravité. Nous vivons dans un univers gouverné par très peu de lois, mais l’une des principales est que la violence engendre la violence.

— Je n’y crois pas, répondit Kheim, qui s’arrêta le temps de pourfendre les deux Kali qui le poursuivaient à présent.

Il décapita la première d’un solide revers. Une autre tête repoussa prestement, bourgeonnant au milieu du sang qui jaillissait du corps noir, au niveau du cou. Les dents blanches toutes neuves de la nouvelle tête s’ouvrirent sur un grand rire tandis qu’elle le regardait de ses yeux rouge sang, flamboyants. Il comprit qu’il était mal parti ; elle allait le hacher menu. Pour avoir résisté à ces divinités maléfiques, injustes, absurdes et horribles, il allait être réduit en morceaux et renvoyé dans le monde sous la forme d’un âne, d’une mule, ou d’un vieux bonhomme estropié…

LIVRE 4

L’ALCHIMISTE

Transmutation

Un jour, alors qu’approchait l’heure où l’œuvre au rouge du maître alchimiste allait atteindre son point culminant – c’est-à-dire la transmutation de métaux ordinaires en or –, le gendre de l’alchimiste, un certain Bahram al-Boukhara, se fraya un chemin en courant à travers le bazar de Samarkand pour une course de dernière minute, ignorant les appels de ses nombreux amis et créanciers.

— Je ne peux pas m’arrêter ! leur cria-t-il. Je suis en retard !

— En retard pour payer tes dettes ! lança Divendi, le marchand de café dont l’éventaire était niché dans un recoin non loin de l’atelier d’Iwang.

— C’est vrai, dit Bahram, s’arrêtant quand même pour prendre un café. Toujours en retard, mais je ne m’ennuie jamais.

— Khalid te fait toujours galoper.

— Au sens propre du terme. Hier, le grand pélican s’est cassé au cours de la descension, et son contenu a giclé juste à côté de moi – du vitriol de Chypre mélangé à du sal ammoniac.

— Dangereux ?

— Oh mon dieu ! Il a éclaboussé mon pantalon, et il a fait des trous dedans. Et je ne te parle pas de la fumée ! J’ai dû me sauver en courant, sinon je serais mort !

— Pour changer.

— Tu as raison. J’en ai craché mes boyaux, et j’ai eu les yeux qui pleuraient toute la nuit. Je me serais cru en train de boire un de tes cafés !

— Je fais toujours le tien avec des détritus !

— Je sais, dit-il en en avalant la dernière gorgée pleine de marc. Alors tu viens demain ?

— Pour voir le plomb se changer en or ? Et comment !

L’atelier d’Iwang était dominé par une haute cheminée de brique.

Grésillements familiers et odeurs du feu bien-aimé, tintement des marteaux et lueurs de verre fondu, Iwang manipulant une tige avec précaution : Bahram salua le souffleur de verre et le forgeron.

— Khalid veut plus de loup.

— Khalid veut toujours plus de loup !

Iwang continua de tourner sa bulle de verre chaud. Grand, large d’épaules, le visage épais, tibétain de naissance mais installé depuis longtemps à Samarkand, c’était l’un des plus proches associés de Khalid.

— T’a-t-il donné de quoi payer, cette fois-ci ?

— Bien sûr que non. Il a dit de le mettre sur sa note.

Iwang retroussa ses lèvres.

— Elle s’est beaucoup allongée ces derniers jours.

— Tout sera payé après-demain. Il a fini la sept cent soixante-dix-septième distillation.

Iwang laissa son travail et se dirigea vers un mur encombré de boîtes. Il tendit à Bahram une petite bourse de cuir, lourde de nombreux morceaux de plomb.

— L’or pousse dans la terre, dit-il. Al-Razi lui-même n’a pas pu en faire pousser dans un creuset.

— Khalid ne serait pas d’accord. De toute façon, al-Razi a vécu il y a longtemps. Il ne pouvait pas obtenir les températures qu’on obtient maintenant.

— Peut-être.

Iwang était sceptique.

— Dis-lui de faire attention.

— De ne pas se brûler ?

— Que le khan ne le brûle.

— Tu viendras le voir ?

Iwang hocha la tête à contrecœur.

Le jour de la présentation arriva, et en guise de miracle, le grand Khalid Ali Abu al-Samarkandi paraissait nerveux. Bahram comprenait pourquoi. Si Sayyed Abdul Aziz Khan, chef du khanat de Boukhara, immensément riche et puissant, choisissait de financer les travaux de Khalid, alors tout irait bien ; mais c’était un homme qu’on n’avait pas intérêt à décevoir. Même Nadir Divanbegi, son secrétaire au trésor et plus proche conseiller, évitait à tout prix de l’offenser. Récemment, par exemple, Nadir avait ordonné la construction d’un nouveau caravansérail sur la partie est de Boukhara. Le khan avait été convié à la cérémonie d’inauguration, et, étant d’un naturel distrait, il les avait félicités d’avoir construit une si belle madrasa. Eh bien, au lieu de rectifier sur-le-champ, Nadir avait ordonné que l’on transformât le caravansérail en madrasa. Voilà quel genre de khan était Sayyed Abdul Aziz ; et c’était le khan devant qui Khalid allait faire la présentation de ses travaux. Bahram en avait l’estomac noué et le cœur qui battait la chamade. Et Khalid avait beau parler avec son autorité, son impatience et son apparente assurance habituelles, Bahram voyait bien qu’il était anormalement pâle.

Mais il avait travaillé sur cette projection pendant des années et des années, étudié tous les textes alchimiques qu’il avait pu trouver, dont de nombreux volumes achetés par Bahram au caravansérail hindou, comme Le Livre du terme de la quête, de Jildaki, Le Livre des balances, de Jabir, ainsi que Le Secret des secrets, qu’on avait longtemps cru perdu, et Le Livre de référence pour pénétrer la réalité, un ouvrage chinois. En outre, Khalid avait dans son vaste laboratoire les moyens techniques de répéter sept cent soixante-dix-sept fois les distillations requises à de très hauts degrés de pureté et de température. Deux semaines plus tôt, il avait déclaré que ses efforts avaient enfin porté leurs fruits, et que maintenant tout était prêt pour une présentation en public – qui, bien entendu, devait comprendre quelque témoins royaux pour que ça compte.