Выбрать главу

Alors Bahram s’était hâté vers le complexe de Khalid dans la partie nord de Samarkand, sur les rives du Zeravshan, qui alimentait en énergie les différents ateliers et fonderies. De grands tas de charbon attendaient d’être brûlés le long des murs du complexe, à l’intérieur duquel se dressaient de nombreux bâtiments, éparpillés autour de la principale zone de travail – une vaste cour envahie de cuves et de bains chimiques de toutes les couleurs. Plusieurs puanteurs différentes se combinaient pour former l’odeur entêtante et âcre propre au repaire de Khalid. Il était, entre autres choses, le principal métallurgiste et fabricant de poudre du khanat, et ces différentes activités concrètes finançaient l’alchimie, qui était sa vraie passion.

Bahram serpenta parmi le désordre, s’assurant que tout était prêt pour la présentation. Les longues tables des ateliers ouverts sur la cour étaient envahies par des appareils divers et variés, bien ordonnés. Aux murs des ateliers étaient accrochés des outils soigneusement rangés. L’athanor principal rugissait, rouge de chaleur.

Mais Khalid était introuvable. Les souffleurs de verre ne l’avaient pas vu ; Esmerine, la femme de Bahram et la fille de Khalid, ne savait pas non plus où il pouvait bien être. La maison, à l’arrière du complexe, semblait vide, et personne ne répondit aux appels de Bahram. Il commença à se demander si Khalid ne s’était pas enfui, effrayé.

C’est alors que Khalid sortit de la bibliothèque près de son bureau, seule pièce de la maison qui fermait à clé.

— Ah, tu es là ! fit Bahram. Viens, père, al-Razi et Marie la Juive ne te seront plus d’aucun secours à présent. Il est temps de montrer au monde la chose proprement dite, la projection.

Khalid, étonné de le voir, eut un brusque hochement de tête.

— Je faisais les derniers préparatifs, dit-il.

Il mena Bahram à la salle du fourneau, où la machinerie des soufflets, actionnée par la roue du fleuve, pompait l’air dans les feux ronflants.

Le khan et sa suite arrivèrent assez en retard ; l’après-midi était déjà bien entamée. Vingt cavaliers surgirent brusquement dans leur brillant apparat, suivis d’un long train d’une cinquantaine de chameaux, écumant d’avoir trop galopé. Le khan descendit de sa jument blanche et traversa le bâtiment, flanqué de Nadir Divanbegi, de nombreux officiels sur les talons.

Khalid tenta de l’accueillir comme il se devait, en lui offrant notamment l’un des livres alchimiques auxquels il tenait le plus, mais Sayyed Abdul Aziz coupa court à ces civilités.

— Venons-en au fait, commanda le khan en prenant le livre sans le regarder.

Khalid s’inclina.

— L’alambic que j’utilise est celui-ci. On l’appelle un pélican. Le matériau de base est en gros du plomb calciné, avec un peu de mercure. Ils ont été pulvérisés avec de continuelles distillations et redistillations, jusqu’à ce que l’ensemble du matériau soit passé sept cent soixante-dix-sept fois à travers le pélican. À ce moment-là, l’esprit du lion – ou, en termes profanes, l’or – se condense sous l’effet de la chaleur de l’athanor. Alors nous versons le loup dans ce récipient, et de là dans l’athanor, ensuite nous attendons plusieurs heures, sans cesser de l’agiter, que se produise la multiplication finale, pour réaliser la teinture.

— Montre-nous.

Le khan était visiblement irrité par tous ces détails.

Sans ajouter un mot, renonçant à lui parler de la projection de l’hydrolithe sophique dans le ferment, Khalid les conduisit à la salle du fourneau. Ses assistants ouvrirent la lourde porte renforcée de l’athanor, puis, après avoir autorisé les visiteurs à manipuler et regarder le creuset de céramique, Khalid prit une paire de pincettes et versa le liquide distillé dans le creuset, plaça le plateau dans l’athanor et le fit glisser dans la chaleur intense. L’air au-dessus de la fournaise trembla tandis que le mollah de Sayyed Abdul Aziz récitait des prières. Khalid surveillait la petite aiguille de sa meilleure horloge. Toutes les cinq minutes il faisait un geste aux souffleurs, qui ouvraient la porte et tiraient le chariot. Alors, Khalid tournait sa louche dans le métal liquide, maintenant orange vif, sept fois sept tours, et remettait le creuset à l’intérieur du four. Dans les dernières minutes de l’opération, les craquements du charbon furent les seuls sons que l’on entendit dans l’atelier. Les observateurs, en sueur, regardaient l’horloge égrener les dernières secondes de la dernière minute de la dernière heure dans un silence pareil à celui d’un soufi en transe. Muets, ou, pensa Bahram mal à l’aise, semblables à des vautours regardant le sol loin au-dessous d’eux.

Finalement Khalid fit un petit signe de tête aux souffleurs, il souleva lui-même le creuset du plateau avec une paire de grosses pinces et l’apporta sur une table dans la cour, que l’on avait débarrassée pour cette présentation.

— Maintenant, grand khan, il faut retirer les impuretés, dit-il en vidant le plomb fondu du creuset dans une vasque en pierre posée sur la table. Et au fond nous voyons, aaah…

Il sourit et s’essuya le front avec sa manche, montrant le creuset.

— Même fondu, il brille d’un éclat à nul autre pareil…

Au fond du creuset, le liquide était d’un rouge intense. Avec une spatule, Khalid ôta précautionneusement la dernière pellicule d’impuretés, et ils virent, tout au fond, une masse liquide d’or en train de refroidir.

— Nous pouvons la verser dans un moule en forme de barre tant qu’elle est encore liquide, dit Khalid non sans satisfaction. On dirait qu’il y en a dix onces, ce qui fera un septième de la quantité, comme prévu.

Le visage de Sayyed Abdul Aziz resplendissait comme l’or. Il se tourna vers son secrétaire, Nadir Divanbegi, qui étudiait de près le creuset de céramique.

Sans rien laisser paraître de ses pensées, Nadir fit signe à l’un des gardes du khan d’approcher. Les autres se ruèrent derrière l’alchimiste. Leurs lances étaient toujours pointées vers le haut, mais ils étaient maintenant prêts à intervenir.

— Emparez-vous des instruments, dit Nadir au chef des gardes.

Trois soldats l’aidèrent à prendre possession des outils qui avaient servi au processus, dont le grand pélican lui-même. Quand ils eurent tout réuni, Nadir s’approcha de l’un des gardes et prit la louche dont Khalid s’était servi pour touiller le métal liquide. D’un geste brusque, il en flanqua un coup sur la table. Elle sonna comme une cloche. Il regarda Sayyed Abdul Aziz, qui regardait son secrétaire, sans comprendre. Nadir fit un signe de tête à l’un des lanciers, puis posa la louche sur la table.

— Coupe-la.

La lance s’abattit brutalement, et la louche fut coupée en deux, juste au-dessus de la cuiller. Nadir ramassa le manche et la cuiller, et les regarda. Puis il les montra au khan.

— Voyez vous-même, le tube est creux. L’or se trouvait dans le tube à l’intérieur du manche, et quand il touillait, la chaleur chauffait l’or, qui sortait de la louche et venait se mélanger au plomb, dans le creuset. Il lui suffisait ensuite de continuer à tourner pour que l’or descende au fond.

Bahram regarda Khalid, ahuri, et vit que c’était vrai. Le visage de son beau-père était blanc comme neige et il ne transpirait plus du tout. C’était déjà un homme mort.

Le khan hurla des paroles incompréhensibles, puis bondit sur Khalid et le frappa à coups redoublés avec le livre qu’il lui avait offert. Khalid ne résista pas.