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— Emmenez-le ! cria Sayyed Abdul Aziz à ses soldats.

Ils saisirent Khalid par les bras, le traînèrent à l’extérieur dans la poussière, sans lui permettre de se remettre debout, et le jetèrent sur le dos d’un chameau. Une minute plus tard, tout le monde avait quitté le complexe, laissant dans l’air un peu de poussière et de fumée, et des échos de cris.

La clémence du khan

Après ce désastre, personne ne s’attendait à ce que Khalid fut épargné. Sa femme, Fedwa, portait déjà son deuil, et Esmerine était inconsolable. Au complexe, tout le travail s’était arrêté. Bahram se tracassait dans l’étrange silence des ateliers vides, attendant qu’on leur annonce qu’ils pouvaient aller chercher le corps de Khalid. Bahram se rendit compte qu’il n’était pas assez savant pour diriger convenablement les recherches.

La nouvelle arriva enfin ; on leur ordonnait d’assister à l’exécution. Iwang fit avec Bahram le voyage jusqu’au palais de Boukhara.

— Il aurait dû me demander, s’il manquait à ce point d’argent. J’aurais pu l’aider, dit-il, à la fois triste et en colère.

Bahram fut un peu surpris, parce que la boutique d’Iwang n’était qu’un boui-boui dans le souk, et ne semblait pas très prospère. Mais il ne dit rien. On avait beau dire, on avait beau faire, il aimait son beau-père ; et le sombre chagrin qu’il éprouvait ne laissait que peu de place pour s’appesantir sur l’état des finances d’Iwang. La mort violente d’une personne aussi proche, le père de sa femme – elle serait folle de chagrin pendant des mois, des années peut-être –, un homme tellement plein d’énergie : cette idée le vidait de toute autre pensée, et le laissait malade d’appréhension.

Le lendemain, ils arrivèrent à Boukhara, vibrante dans la chaleur estivale, ses maisons de pierres brunes et sable couronnées par les dômes turquoise et bleu profond de sa mosquée. Iwang indiqua l’un des minarets et dit :

— La Tour de la Mort. Ils vont probablement le jeter de là-haut.

Bahram en était vraiment malade. Ils entrèrent par la porte est de la ville et trouvèrent le chemin du palais. Iwang expliqua ce qui les amenait. Bahram se demanda s’ils n’allaient pas être eux aussi pris et exécutés comme complices. Cette idée ne lui était pas venue plus tôt, et il tremblait de tous ses membres alors qu’on les conduisait dans une pièce qui donnait sur les jardins du palais.

Nadir Divanbegi arriva peu après. Il braqua sur eux son éternel regard fixe. C’était un homme élégant, pas très grand, avec un bouc noir, des yeux bleu pâle. Un vrai Sayyed, vraiment très riche.

— On dit que vous êtes un aussi grand alchimiste que Khalid, lança-t-il abruptement à Iwang. Vous croyez à la pierre philosophale, à la projection, à tout ce prétendu œuvre au rouge, comme on dit ? Les métaux de base peuvent-ils vraiment être transmutés en or ?

Iwang s’éclaircit la gorge et répondit :

— C’est difficile à dire, effendi. Je n’y suis jamais arrivé, et les adeptes qui prétendent l’avoir fait n’ont jamais dit précisément comment dans leurs écrits. Pas d’une façon dont on puisse se servir, en tout cas.

— Servir, répéta Nadir. J’adore quand les gens disent ça. Surtout les gens comme Khalid ou vous. Vous savez des choses dont le khan aimerait bien se servir. Des choses bien réelles, comme de la poudre à canon dont on pourrait se servir sans sauter avec. Ou des métaux plus solides, de meilleures pharmacopées. Ça pourrait être de réels avantages au quotidien. Gâcher un tel savoir pour tromper son monde… Le khan est très en colère, évidemment.

Iwang hocha la tête en regardant la pointe de ses babouches.

— Je lui ai longuement parlé de cette affaire, en lui rappelant combien Khalid était un armurier et un alchimiste distingués. Ses contributions passées en tant qu’armurier en chef. Les nombreux autres services qu’il avait rendus au khan. Et le khan, dans sa grande sagesse, a décidé de faire preuve envers lui d’une clémence que Mahomet lui-même aurait approuvée.

Iwang releva les yeux.

— Il aura la vie sauve, s’il promet de travailler pour le khanat sur des choses qui servent vraiment.

— Je suis sûr qu’il acceptera. C’est très miséricordieux, en vérité.

— Oui. Évidemment, il aura la main droite coupée pour avoir volé, comme l’exige la loi. Mais compte tenu du toupet avec lequel il a cherché à nous abuser, c’est un châtiment très magnanime en vérité. Ainsi qu’il l’a lui-même reconnu.

Le châtiment fut administré un peu plus tard, dans la journée, ce vendredi, après le marché et avant les prières, sur la grande place de Boukhara, à côté du bassin central. Une foule nombreuse s’était massée pour y assister. Elle était très remontée lorsque Khalid y fut conduit par des gardes du palais, vêtus de blanc comme en période de ramadan. Beaucoup des Boukharis crièrent des injures à Khalid, autant parce qu’il était de Samarkand que parce qu’il était un escroc.

Il s’agenouilla devant Sayyed Abdul Aziz, qui proclama la clémence d’Allah, de lui-même, et de Nadir Divanbegi pour avoir plaidé la cause du mécréant, demandant qu’il ait la vie sauve malgré son ignoble forfait. Le bras de Khalid, qui ressemblait, de loin, à la patte et à la griffe décharnées d’un oiseau, fut attaché au billot du bourreau. Puis un soldat souleva une grande hache au-dessus de sa tête et l’abattit sur le poignet de Khalid. Sa main tomba du billot et un flot de sang jaillit sur le sable. La foule poussa un rugissement. Khalid bascula sur le côté et le soldat le soutint pendant qu’on cautérisait le moignon avec de la poix brûlante prise à l’aide d’un bâtonnet au fond d’un chaudron qui chauffait sur un brasero.

Bahram et Iwang le ramenèrent à Samarkand, allongé à l’arrière du char à bœufs qu’Iwang avait fabriqué afin de transporter les masses de métal et de verre que les chameaux ne pouvaient charrier. La carriole rebondissait horriblement sur la route – une large piste brune, poussiéreuse, creusée dans la terre par des siècles de trajets de caravanes de chameaux entre les deux villes. Les grandes roues en bois tombaient dans toutes les ornières, rebondissaient sur chaque bosse, et Khalid gémissait à l’arrière. Il était à moitié conscient et respirait péniblement, sa main gauche pareille à une araignée blanche crispée sur son poignet droit, brûlé, noir, poisseux. Iwang lui avait fait avaler de force une potion opiacée. Sans ses gémissements, on aurait pu croire qu’il dormait.

Bahram regardait le nouveau moignon avec une fascination horrifiée. En voyant comment sa main gauche étreignait son poignet, il dit à Iwang :

— Il faudra qu’il mange avec la main gauche, maintenant. Il sera obligé de tout faire avec la main gauche. Il sera à jamais impur.

— Ce genre de pureté n’a pas d’importance.

L’obscurité les ayant surpris en rase campagne, ils durent dormir au bord de la route. Bahram resta assis à côté de Khalid et essaya de lui faire avaler un peu de la soupe d’Iwang.

— Allez, papa. Allez, mon vieux. Mange quelque chose, tu te sentiras mieux. Tu va voir, ça va aller.

Mais Khalid se contenta de gémir en se tournant et en se retournant. Dans l’obscurité, sous le grand champ d’étoiles, il sembla à Bahram que tout ce qu’ils avaient dans la vie était à jamais gâché.

Punition et conséquences

Mais au fur et à mesure que Khalid se remettait, il ne voyait pas les choses de cette façon. Il se vanta auprès de Bahram et d’Iwang de son attitude au moment de la punition :

— Je n’ai pas dit un mot, à personne, et j’avais testé mes limites en prison, pour voir combien de temps je pouvais retenir ma respiration sans m’évanouir. Alors, quand j’ai vu que l’heure arrivait, je me suis contenté de retenir ma respiration, et j’ai si bien calculé mon coup que je me suis évanoui au moment même où la hache a frappé. Je n’ai rien senti. Je ne me souviens de rien.