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— Nous, si, dit Iwang en fronçant les sourcils.

— Mais c’est à moi que c’est arrivé, répondit sèchement Khalid.

— Parfait. Tu pourras recommencer quand ils te couperont la tête. Tu pourras même nous apprendre le truc pour le jour où ils nous jetteront du haut de la Tour de la Mort.

Khalid le dévisagea.

— Tu m’en veux, hein, c’est ça ? demanda-t-il brutalement, blessé dans son amour-propre.

Iwang dit :

— Tu aurais pu tous nous faire tuer. Sayyed Abdul n’aurait eu qu’un mot à dire. Sans Nadir Divanbegi, c’est ce qui serait arrivé. Tu aurais dû me parler. Ou parler à Bahram. Nous aurions pu t’aider.

— Pourquoi avais-tu tellement d’ennuis de toute façon ? demanda Bahram, enhardi par les reproches d’Iwang. Avec tout ce que tu fabriques ici, tu ne dois pas manquer d’argent.

Khalid soupira, passa son moignon sur sa tête chauve. Il se leva et alla vers une commode fermée, l’ouvrit et en retira un livre et une boîte.

— J’ai trouvé ça, il y a deux ans, au caravansérail hindou, dit-il en leur montrant les pages du vieux livre. C’est très ancien. Ce sont les écrits de Marie la Juive, une très grande alchimiste. Elle a vécu il y a très longtemps. Sa technique de projection paraissait convaincante. En tout cas c’est ce que j’ai pensé. Je n’avais besoin que d’un bon fourneau, de beaucoup de mercure et de soufre. Alors j’ai payé énormément pour le livre, et pour le matériel. Une fois qu’on a des dettes chez les Arméniens, les choses ne font qu’empirer. Après ça, j’ai eu besoin d’or pour financer l’or…

Il frémit, écœuré.

— Tu aurais dû nous en parler, répéta Iwang, considérant le vieux livre.

— Tu devrais toujours me laisser faire quand il s’agit de traiter avec le caravansérail, ajouta Bahram. Ils savent que tu veux vraiment les choses, alors que moi, l’ignorant, j’ai la force de l’indifférence.

Khalid fronça les sourcils.

Iwang tapota le livre.

— Ce n’est que du réchauffé d’Aristote. Je ne vois pas ce qui pourrait servir là-dedans. J’en ai lu des traductions faites à Bagdad et Séville, et pour moi, il a plus souvent tort que raison.

— Que veux-tu dire ? s’écria Khalid, indigné.

Même Bahram savait qu’Aristote était le plus sage des auteurs de l’antiquité, et qu’il faisait autorité pour les alchimistes.

— On se demande plutôt quand il n’a pas tort, renchérit Iwang avec dédain. N’importe quel médecin du fin fond de la Chine te sera plus utile que cet Aristote. Il croyait que la pensée se situait dans le cœur, il ignorait qu’il pompait le sang – il n’avait aucune idée de ce qu’étaient la bile ou les méridiens du corps, et il n’a jamais parlé ni du pouls ni de la langue. Il a bien fait quelques assez bonnes dissections d’animaux, mais n’a jamais disséqué d’homme pour autant que je sache. Viens avec moi au bazar, un vendredi, et je te montrerai cinq choses sur lesquelles il avait tort.

Khalid continuait de froncer les sourcils.

— As-tu lu L’Harmonie entre Aristote et Platon, d’al-Farabi ?

— Oui, mais c’est une harmonie impossible. Al-Farabi s’y est risqué parce qu’il n’avait pas la Biologie, d’Aristote. S’il avait connu cet ouvrage, il aurait vu que, pour Aristote, tout reste toujours matériel. Ses quatre éléments essayent tous d’atteindre leur niveau, et ce sont leurs efforts qui permettent à notre monde d’exister. Ce n’est évidemment pas si simple.

Il fit un geste qui englobait la poussière dans la lumière du jour, le vacarme de l’atelier de Khalid, les moulins, les systèmes hydrauliques qui actionnaient les grands fourneaux, tous ces rugissements, ces trépidations.

— Les platoniciens le savent. Ils savent que tout est mathématique. Les choses sont chiffres. On devrait les appeler « pythagoriciens », ce serait plus juste. Ils sont comme les bouddhistes en ce sens que, pour eux, le monde est vivant. Ce qui est évident. Une grande créature faite de plus petites créatures. Pour Aristote et ibn Rachid, cela tient plus de l’horloge cassée.

Khalid grommela, mais il n’était pas en position de discuter. Il avait été amputé de la philosophie en même temps que de la main.

Il avait souvent mal. Il fumait du haschich et buvait les potions opiacées d’Iwang pour endormir sa douleur, ce qui endormait son intelligence, et endormait aussi son humeur. Il n’avait plus l’énergie d’apprendre aux jeunes le bon usage des équipements, il ne pouvait plus serrer la main des gens, ni manger avec les autres. N’ayant plus pour lui que sa main impure, il était impur en permanence. Cela faisait partie de la punition.

Cette prise de conscience, ainsi que l’anéantissement de ses quêtes philosophique et alchimique, finit par le rattraper et le plonger dans un état mélancolique. Il sortait de sa chambre tard dans la matinée et allait ruminer dans les ateliers, regardant les autres travailler, fantôme de lui-même. Là, tout continuait comme avant. Les grandes roues à aubes des moulins tournaient toujours dans l’eau, faisant marcher les presses et les soufflets des fourneaux. Les équipes d’ouvriers arrivaient juste après la prière du matin, imprimaient leur marque sur les feuilles de présence où était indiqué le nombre d’heures qu’ils avaient passées à travailler, puis se répartissaient dans les ateliers pour pelleter le sel, tamiser le salpêtre, ou s’atteler à l’une des centaines de tâches qu’exigeaient les entreprises de Khalid, tout cela sous la supervision d’un groupe d’anciens artisans qui avaient aidé Khalid à organiser ces différents travaux.

Mais tout cela était connu, rodé, routinier, et ne signifiait vraiment plus rien pour Khalid. Il traînait çà et là, ou se réfugiait dans son bureau, au milieu de ses collections, telle une pie à l’aile cassée dans son nid. Il pouvait rester des heures le regard dans le vague, ou bien feuilleter ses manuscrits, al-Razi, Jalduki, Jami, en regardant dieu sait quoi. Il passait le doigt sur les merveilles qui autrefois le fascinaient tant – un gros morceau de corail, une corne de licorne, de vieilles monnaies indiennes, des polygones d’ivoire ou d’écaillé emboîtés les uns dans les autres, une timbale taillée dans une corne de rhinocéros plaquée or, des coquillages fossilisés, un fémur de tigre, une statue de tigre en or, un bouddha hilare taillé dans un matériau noir inconnu, des netsukes nippons, des fourchettes et des crucifix de la civilisation perdue des Franjs – tous ces objets, qui lui donnaient autrefois tant de plaisir, et dont il pouvait parler ad nauseam à ses proches, semblaient maintenant l’agacer. Il restait assis là au milieu de ses trésors, mais son esprit n’était plus en éveil – comme se plaisait naguère à le dire Bahram –, à la recherche de similitudes, échafaudant conjectures et spéculations. Bahram n’avait pas compris, jusque-là, à quel point c’était important pour lui.

Comme son humeur s’assombrissait, Bahram alla au ribat soufi du Registan, quêter les lumières d’Ali, le maître soufi en charge de l’endroit.

— Mowlana, il a été bien plus sévèrement puni qu’il ne l’a d’abord cru. Ce n’est plus le même homme.

— C’est la même âme, dit Ali. Ce que tu vois n’est qu’un autre aspect de lui. Il y a en chacun de nous une zone secrète que Gabriel ne connaîtra jamais même s’il essayait très fort. Écoute-moi bien. L’intellect découle des sens, qui sont limités, et viennent du corps. L’intellect lui-même est donc limité, et ne pourra jamais vraiment appréhender la réalité, qui est infinie et éternelle. Khalid a voulu connaître la réalité avec son intellect, or c’est impossible. Maintenant qu’il en a conscience, il est démoralisé. L’intellect n’a pas vraiment de courage propre, vois-tu, et à la première alerte, il se terre dans un trou. Mais l’amour est divin. Il vient du royaume de l’infini, et le cœur le reçoit comme un cadeau de Dieu. L’amour ne calcule pas. « Dieu t’aime » est la seule phrase possible. C’est donc l’amour qu’il te faudra suivre pour atteindre le cœur de ton beau-père. L’amour est la perle d’une huître vivant au fond de l’océan, au bord duquel réside l’intellect, qui ne sait pas nager. Rapporte l’huître, et couds la perle à ta manche pour que tous la voient ; elle donnera du courage à l’intellect. L’amour est le roi qui doit venir à la rescousse de son lâche esclave. Comprends-tu ?