— Je crois.
— Tu dois être sincère et ouvert, ton amour doit être aussi lumineux que l’éclair ! Alors son subconscient pourra le percevoir, et sortir de lui-même en un clin d’œil. Va, sens l’amour te traverser, et aller vers lui.
Bahram essaya ce stratagème. Se réveillant au lit avec Esmerine, il sentit l’amour grandir en lui, l’amour de sa femme et de son corps magnifique, l’enfant, après tout, du vieil homme mutilé qu’il considérait avec tant d’affection. Plein d’amour, il parcourait les ateliers ou la ville, sentant la fraîcheur de l’air printanier sur sa peau, tandis que les arbres autour des bassins brillaient doucement dans la poussière du jour, comme de grands joyaux vivants, et que les nuages d’un blanc intense accentuaient le bleu profond du ciel, auquel faisaient écho les tuiles turquoises et bleu cobalt des dômes des mosquées. Ville superbe, matin superbe, centre même du monde. Le bazar était ce chaos habituel de bruits et de couleurs, où les hommes venaient se retrouver tous ensemble, et pourtant aussi vide et vain qu’une fourmilière, sauf quand l’amour l’habitait. Tout le monde agissait pour l’amour des siens, jour après jour – tel est du moins ce que pensait Bahram ces matins-là, tandis qu’il faisait les sempiternelles courses de Khalid – et nuit après nuit, quand Esmerine l’enveloppait de ses bras.
Mais il n’arrivait pas à transmettre tout cela à Khalid. Le vieil homme se gaussait chaque fois qu’il lui parlait d’esprits supérieurs, et encore plus quand il s’agissait d’amour. Toutes les démonstrations d’affection l’agaçaient – pas seulement celles de Bahram, mais aussi celles de sa femme Fedwa, ou d’Esmerine, ou des enfants d’Esmerine et de Bahram, Fazi et Laïla, ou de n’importe qui d’autre. Pendant les longues journées au soleil, l’activité des ateliers les environnait de son vacarme et de ses puanteurs, car toutes les procédures du travail à la forge et à la poudrerie que Khalid avait établies se poursuivaient, comme dans une ronde géante, assourdissante. Bahram désignait tout ça d’un geste, et disait :
— C’est tellement plein d’amour !
Khalid haussait les épaules d’un air dédaigneux, et le rabrouait :
— Tais-toi ! Tu dis des bêtises !
Un jour, il sortit en courant de son bureau en tenant dans sa main valide deux de ses vieux livres d’alchimie, et les jeta dans la gueule d’un athanor rugissant.
— Quel ramassis de conneries ! lança-t-il amèrement à Bahram qui lui criait d’arrêter. Hors de mon chemin, je vais brûler tout ça !
— Mais pourquoi ? cria Bahram. Ce sont tes livres ! Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Khalid prit un peu de cinabre poussiéreux, et agita sa main devant Bahram.
— Pourquoi ? Je vais te dire pourquoi ! Regarde ça ! Tous les grands alchimistes, de Jabir à al-Razi en passant par ibn Sina, s’accordent pour dire que les métaux sont tous des variations de soufre et de mercure. Iwang ajoute même que les alchimistes hindous et chinois adhèrent aussi à cette théorie. Mais quand on combine le soufre et le mercure les plus purs qui se puissent trouver, qu’est-ce qu’on obtient ? Ça, du cinabre ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Que les alchimistes qui parlent actuellement de ces choses-là – et il y en a très peu, crois-moi – disent qu’en fait ils ne veulent pas vraiment parler des substances que l’on appelle soufre et mercure, mais plutôt d’éléments plus purs, tout à la fois moins secs et moins humides, proches du soufre et du mercure, mais plus purs ! Enfin !
Il jeta l’échantillon de cinabre dans le fleuve, à l’autre bout de la cour.
— À quoi ça sert ? Pourquoi même les nommer ? Pourquoi les croire, de toute façon ?
Il agita son moignon, balayant son bureau, son laboratoire d’alchimie, et tous les appareils encombrant la cour.
— Tout ça ne sert à rien. Nous ne savons rien. Ils n’ont jamais su de quoi ils parlaient.
— Très bien, père, c’est vrai, peut-être, mais ne brûle pas tes livres ! Ils pourraient peut-être encore servir à quelque chose. Tu devrais être plus sélectif. En plus, ils ont coûté cher.
Khalid montra les dents et fit mine de cracher par terre.
Bahram parla de cet incident à Iwang lorsqu’il retourna en ville, la fois suivante.
— Il a brûlé de nombreux livres. Je n’ai pas pu l’en dissuader. J’ai bien essayé de lui faire voir l’amour qu’il y avait en toute chose, mais il ne l’a pas vu.
Le grand Tibétain fit un vilain bruit avec ses lèvres, comme un chameau.
— Cette façon d’agir ne marchera jamais avec Khalid, dit-il. C’est facile pour toi d’être plein d’amour, d’être jeune et entier. Khalid est vieux et n’a qu’une main. Il est déséquilibré, son yin et son yang sont perturbés. L’amour n’a rien à voir là-dedans.
Iwang n’était pas un soufi.
Bahram soupira.
— Alors je ne sais plus quoi faire. Il faut que tu m’aides, Iwang. Il va brûler tous ses livres et détruire tous ses appareils, et après, qui sait ce qu’il adviendra de lui…
Iwang marmonna quelque chose d’inaudible.
— Quoi ?
— Je vais tâcher d’y penser. Laisse-moi un peu de temps.
— Mais le temps presse. La prochaine fois, il détruira son laboratoire.
Aristote avait tort
Le lendemain même, Khalid ordonna aux apprentis du forgeron de vider entièrement les ateliers alchimiques et de tout détruire. Il les regarda d’un œil noir, hagard, jeter son matériel dans la poussière du crépuscule. Les bassines de sable, d’eau, les fourneaux de descension, les alambics, les cornues, les flacons, les distillateurs, les creusets, les sublimatoires… tout cela était environné d’un brouillard de poussière millénaire. En voyant le plus gros alambic, qui avait été utilisé la dernière fois pour distiller de l’eau de rose, Khalid ronchonna :
— C’est la seule chose que nous ayons réussi à faire marcher. Et pour quoi ? De l’eau de rose !
Les mortiers et les pilons, les flacons, les bouteilles, les béchers et les bassines, les cristallisoirs, les brocs, les casseroles, les lanternes, les lampes à huile, les braseros, les spatules, les pinces, les cuillers, les cisailles, les marteaux, les aludels, les entonnoirs, les diverses lentilles, les filtres de tissu, de lin et de feutre : finalement, tout se retrouva en plein soleil. Khalid leva son moignon pour dire au-revoir à son ancienne vie.
— Brûlez tout, et si ça ne brûle pas, cassez-le et flanquez-le dans le fleuve !
C’est alors qu’Iwang arriva, avec un petit mécanisme de verre et d’argent. Il fronça les sourcils en apercevant le désordre.
— Tu pourrais au moins vendre certaines de ces choses, dit-il à Khalid. Tu n’as plus de dettes ?
— Je m’en fiche, répondit Khalid. Je ne vendrai pas de mensonges.