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— Ce n’est pas le matériel qui ment, rétorqua Iwang. Une partie de ce matériel pourrait encore servir.

Khalid le foudroya du regard. Iwang décida de changer de sujet et montra ce qu’il tenait à Khalid.

— Je t’ai apporté un jouet qui donne tort à Aristote.

Surpris, Khalid examina l’objet. Deux sphères métalliques reposaient sur une armature qui pour Bahram évoquait, mais en miniature, l’un des marteaux mus par la roue à eau.

— Quand on verse l’eau, là, ça alourdit le balancier, ici, et les deux portes, qui sont solidaires, s’ouvrent en même temps. Un côté ne peut pas s’ouvrir avant l’autre. Tu vois ?

— Évidemment.

— Oui, c’est évident, mais réfléchis. Aristote dit qu’une masse plus lourde tombera plus vite qu’une masse plus légère, parce que la Terre l’attire avec plus de force. Mais regarde. Là, il y a deux boules de fer, une grosse et une petite, une lourde et une légère. Place-les sur les portes, ajuste le système à l’aide d’un niveau à bulle, en haut de ton mur extérieur, là où il y a une bonne distance de chute. Un minaret ferait mieux l’affaire ; la Tour de la Mort serait l’idéal, mais pour l’instant on se contentera de ton mur.

Ils firent ce qu’il suggérait, Khalid montant lentement à l’échelle pour inspecter le dispositif.

— Maintenant, verse de l’eau dans l’entonnoir et regarde.

L’eau remplit le bassin du bas jusqu’à ce que les portes s’ouvrent subitement. Les deux boules tombèrent et heurtèrent le sol en même temps.

— Ho ! fit Khalid.

Il dévala l’échelle pour récupérer les boules et réessayer, après les avoir soupesées, et même pesées avec précision sur l’une de ses balances.

— Tu vois ? lança Iwang. On peut le faire avec des boules de la même taille ou de tailles différentes, ça n’a aucune importance. Tout tombe à la même vitesse, sauf si c’est très large et très léger, comme une plume, qui flotte sur l’air.

Khalid refit l’essai.

— Au temps pour Aristote, dit Iwang.

— Mouais, fit Khalid en regardant les boules et en les prenant dans sa main gauche. Il pourrait avoir tort pour ça, mais raison pour d’autres choses.

— Certes. Mais ça veut dire qu’il faut vérifier tout ce qu’il avance, si tu veux mon avis, et comparer aussi avec ce que disent Hsing Ho, al-Razi et les Hindous. Il faut vérifier si c’est juste ou non, en toute connaissance de cause.

Khalid hocha la tête.

— Je dois bien reconnaître que ça me pose problème !

Iwang indiqua, d’un geste, le matériel alchimique étalé dans la cour.

— C’est comme tout ça. Tu pourrais regarder de plus près ce qui peut encore servir…

Khalid fronça les sourcils. Iwang regarda à nouveau tomber les boules. Les deux hommes laissèrent choir un certain nombre de choses différentes à l’aide de l’artefact, tout en bavardant.

— Regarde, il faut bien que quelque chose les attire vers le bas, dit Khalid à un moment donné. Quelque chose qui les déplace, qui les fasse descendre, qui les oblige à tomber, ce que tu veux.

— Évidemment, répondit Iwang. Il n’y a jamais d’effet sans cause. Une attraction peut être provoquée par un agent, agissant conformément à certaines lois. Quant à la nature de cet agent…

— Mais c’est vrai de tout, marmonna Khalid. Nous ne savons rien, voilà à quoi ça se résume. Nous vivons dans les ténèbres.

— Trop de facteurs conjoints, dit Iwang.

Khalid hocha la tête et prit un bloc de bois de fer sculpté.

— Tout ça me fatigue.

— Alors, on va faire des essais. Tu fais quelque chose, tu obtiens autre chose. Ça ressemble à une chaîne de cause à effet. Dont on peut rendre compte sous la forme d’une séquence logique, ou qu’on peut même mettre en équation. Alors, tu sauras enfin comment la réalité se manifeste. Sans trop t’inquiéter de la force dont il s’agit.

— La force, c’est peut-être l’amour, suggéra Bahram. La même attraction qu’entre les gens, qui s’étendrait aux choses d’une façon générale.

— Ça expliquerait la façon dont le membre se dresse au-dessus de la terre, fit Iwang avec un sourire.

Bahram lui rendit son sourire, mais Khalid dit seulement :

— Il plaisante. Ce dont je parle ne pourrait pas être plus éloigné de l’amour. C’est aussi constant que la place des étoiles, une force physique.

— Les soufis disent que l’amour est une force, qui remplit tout, et régit tout.

— Les soufis ! lança Khalid avec mépris. Ce sont les derniers sur Terre que je consulterais si je voulais savoir comment marche le monde. Ils rêvassent en parlant de l’amour, s’enivrent, et tournent sur eux-mêmes ! Bah ! l’islam était une discipline intellectuelle avant que les soufis ne viennent étudier le monde tel qu’il est. Il y a eu ibn Sina, ibn Rachid, ibn Khaldun et tous les autres, et puis les soufis sont arrivés et il n’y a plus eu un seul philosophe musulman, plus un lettré pour faire avancer d’un iota notre compréhension des choses.

— Ils sont bien obligés, dit Bahram. C’est eux qui nous ont fait voir à quel point l’amour était important dans le monde.

— L’amour. Ah oui, tout est amour, Dieu est amour, mais si tout est amour et si tout ne fait qu’un avec Allah, alors pourquoi faut-il qu’ils se soûlent tous les jours ?

Iwang se mit à rire.

— Ce n’est pas tout à fait ça, tu sais, dit Bahram.

— Mais si ! D’ailleurs leurs salles de réunions sont bourrées de frères à la recherche d’un bon moment, les madrasas se vident, les khans leur donnent toujours moins, et nous voilà, en 1020, en train de discuter des textes des anciens Franjs, sans la moindre idée de la raison pour laquelle les choses se passent comme elles le font. Nous ne savons rien ! Bien !

— Il faut commencer petit, argumenta Iwang.

— On ne peut pas commencer petit ! Tout est lié !

— Alors, nous n’avons qu’à isoler un groupe d’actions que nous pourrons observer et contrôler, les étudier, et nous verrons bien si nous arrivons à y comprendre quelque chose. Et nous partirons de là. Quelque chose comme cette chute, le plus simple de tous les mouvements. Si nous comprenons le mouvement, nous pourrons étudier son effet sur d’autres objets.

Khalid réfléchit. Il avait finalement cessé de faire tomber des objets avec l’artefact.

— Viens un peu avec moi, dit Iwang. Je voudrais te montrer quelque chose qui m’intrigue.

Ils le suivirent vers l’atelier où se trouvaient les gros fourneaux.

— Regarde comment tu obtiens des feux aussi chauds. L’eau actionne les soufflets plus vite que ne le feraient des souffleurs, si nombreux qu’ils puissent être, et la chaleur du feu n’a jamais été aussi forte. Maintenant, Aristote dit que le feu est piégé dans le bois, et libéré par la chaleur. Très bien, mais pourquoi un supplément d’air en élève-t-il la température ? Pourquoi le vent attise-t-il les feux de forêt ? Est-ce que ça veut dire que l’air est vital pour le feu ? Pourrions-nous le prouver ? Si nous construisions une chambre dans laquelle l’air serait aspiré par les soufflets au lieu d’y être introduit, le feu brûlerait-il moins bien ?

— Aspirer l’air d’une chambre ? répéta Khalid.

— Oui. On pourrait fabriquer une valve qui laisserait sortir l’air et l’empêcherait de rentrer. Pomper l’air qu’il y a à l’intérieur, et laisser l’air de remplacement au-dehors.

— Intéressant ! Mais que resterait-il dans la chambre, alors ?

Iwang haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Un vide ? Une partie du vide originel, peut-être ? Il faudrait poser la question aux lamas, ou à tes soufis. Ou à Aristote. Ou simplement faire une chambre de verre, et regarder à l’intérieur.