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— Il nous faut de meilleures pendules. Nous n’avancerons pas si nous ne savons pas mieux mesurer le temps.

Iwang retroussa les lèvres.

— Il faudrait surtout qu’on comprenne mieux ce qui se passe.

— Oui, oui, bien sûr. Nous pourrions discuter de tout ça dans ce monde misérable. Mais tout le savoir des anciens ne nous apprendra pas combien de temps il faut à la poudre-éclair pour faire partir la charge.

À la tombée du jour, le complexe redevenait silencieux et l’on n’entendait plus que le ronronnement de la roue à aubes sur le canal. Une fois que les ouvriers logés sur place avaient procédé à leurs ablutions, mangé et récité leurs prières, ils se rendaient à leurs appartements situés tout au bout du complexe, près du fleuve, et s’endormaient. Les ouvriers qui logeaient en ville rentraient chez eux.

Bahram se laissait tomber sur son lit près d’Esmerine, de l’autre côté de la pièce où dormaient leurs deux enfants, Fazi et Laïla. La plupart du temps, il s’endormait, exténué, au moment même où sa tête touchait la soie de son oreiller. Sommeil béni…

Mais souvent, Esmerine et lui s’éveillaient un peu après minuit, et quelquefois ils restaient comme ça, attentifs l’un à l’autre, respirant, se touchant, tenant à voix basse des conversations généralement brèves et décousues, d’autres fois les plus profondes et les plus longues qu’ils aient jamais eues ; et quand ils faisaient l’amour, maintenant que les enfants étaient là pour épuiser Esmerine, c’était en cet instant béni, dans le calme et la fraîcheur de ces heures nocturnes.

Parfois, ensuite, Bahram se levait et se promenait dans le complexe, pour voir les choses à la lumière de la lune et s’assurer que tout était en ordre, sentant l’écho de l’amour palpiter en lui ; et bien souvent, en cette occasion, il voyait de la lumière dans le bureau de Khalid. Il s’approchait doucement pour trouver Khalid assoupi sur un livre ouvert, ou bien écrivant de sa main gauche sur son écritoire, ou encore vautré sur son divan, en train de discuter à voix basse avec Iwang, chacun tenant le tuyau de pipe d’un narguilé, enveloppé des vapeurs odorantes du haschich. Si Iwang était là et qu’ils semblaient tous deux éveillés, alors Bahram, parfois, se joignait à eux pour un moment, avant de sentir de nouveau venir le sommeil, et de retourner vers Esmerine. Khalid et Iwang parlaient de la nature du mouvement ou de la vision, regardant à travers l’une des lentilles d’Iwang tout en devisant. Khalid affirmait que l’œil recevait de petites impressions ou des images des objets, qui voyageaient dans l’air jusqu’à lui. Il avait trouvé de très nombreux philosophes, de la Chine jusqu’au Franjistan, qui disaient la même chose, appelant la petite image « eidola », « simulacre », « espèce », « image », « idole », « fantasme », « forme », « intention », « passion », « similarité de l’agent » ou « ombre des philosophes » – nom qui faisait sourire Iwang. Il croyait, quant à lui, que l’œil projetait des émissions d’un fluide aussi rapide que la lumière elle-même, et qui lui revenaient en écho, avec les contours des objets et leurs couleurs exactes.

Bahram soutenait qu’aucune de ces explications n’était juste. La vision ne pouvait s’expliquer par l’optique, disait-il ; la vue était un état d’esprit. Les deux hommes l’écoutaient d’une oreille attentive, puis Khalid secouait la tête.

— Les lois de l’optique ne suffisent peut-être pas à l’expliquer, mais elles sont nécessaires pour un début d’explication. Tu comprends, c’est la partie du phénomène qu’on peut vérifier et décrire mathématiquement, si nous sommes assez futés.

Les canons du khan arrivèrent, et Khalid passa une bonne partie des jours suivants sur la butte dominant la courbe du fleuve, à tirer, en compagnie des vieux Jalil et Paxtakor ; mais il consacrait la majeure partie de son temps à réfléchir aux lois de l’optique et à des expériences à proposer à Iwang. Iwang rentra à son échoppe, pour y souffler de grosses bulles de verre avec des pans coupés, des miroirs, concaves et convexes, et de grosses baguettes triangulaires, parfaitement polies, auxquelles il vouait une vénération quasi religieuse. Iwang passait ses après-midis dans le bureau du vieux Khalid, la porte close. Ils avaient pratiqué dans le mur sud une petite ouverture qui laissait filtrer un mince rayon de lumière. Ils inséraient le prisme dans le trou, et un arc-en-ciel se formait directement sur le mur opposé, ou sur un écran qu’ils avaient placé devant. Iwang dit qu’il y avait sept couleurs, Khalid six, parce qu’il soutenait que le « violet » et le « lavande » d’Iwang étaient en fait les deux parties d’une même couleur. Ils se disputaient sans arrêt au sujet de ce qu’ils voyaient, en tout cas, au début. Iwang fit des diagrammes de leurs manipulations, indiquant l’angle précis sous lequel chacune des couleurs était déviée en passant par le prisme. Ils tinrent des boules de verre devant la lumière et se demandèrent pourquoi elle ne se divisait pas en passant au travers comme avec le prisme, alors que tout le monde pouvait voir, à la fin d’une averse, lorsque le soleil de l’après-midi éclairait le ciel plein de ces minuscules billes de verre – c’est-à-dire des gouttes de pluie –, se créer, à l’est de Samarkand, un très joli arc-en-ciel. À de nombreuses reprises, alors que de noirs orages passaient au-dessus de la ville, Bahram sortit, en compagnie des deux hommes, pour regarder quelques très beaux arcs-en-ciel, et même de doubles arcs-en-ciel, un plus pâle chevauchant le plus clair – et parfois même, un troisième arc-en-ciel, très pâle, au-dessus du deuxième. Pour finir, Iwang établit une loi de la réfraction qui, assura-t-il à Khalid, conviendrait à toutes les couleurs.

— Le premier arc-en-ciel est produit par la réfraction de la lumière qui entre dans la goutte, est réfléchie par la paroi opposée, et déviée une première fois à l’intérieur, puis une seconde fois en sortant. Le second arc est créé par la lumière qui se reflète deux ou trois fois à l’intérieur des gouttes de pluie. Maintenant, regarde, chaque couleur a son propre indice de réfraction, et en rebondissant à l’intérieur de la goutte de pluie, elle se sépare des autres couleurs, qui apparaissent donc à l’œil dans leur séquence exacte, mais renversée pour le deuxième parce qu’il y a un rebond de plus qui la fait s’inverser, comme dans mes dessins, tu vois ?

— Ainsi, si la structure des gouttes de pluie était cristalline, il n’y aurait pas d’arc-en-ciel.

— C’est exactement ça. La neige est pareille. Si tout était réflexion, alors le ciel étincellerait de partout, et crépiterait de lumière blanche, comme s’il était plein de miroirs. Parfois, c’est ce qu’on voit quand il y a une tempête de neige. Les gouttes de pluie étant rondes, l’angle d’incidence passe sans transition de zéro à quatre-vingt-dix degrés, étalant comme un éventail les rayons qui parviennent à l’observateur, ici, qui doit toujours se tenir à un angle de quarante à quarante-deux degrés du soleil. Le deuxième arc-en-ciel apparaît quand l’angle est compris entre cinquante degrés et demi et cinquante-quatre degrés et demi. Tu vois, la géométrie prédit les angles, et ensuite nous les mesurons, en nous servant de cette superbe lunette que Bahram a achetée pour toi au caravansérail chinois, et ça confirme, de façon très précise, la prédiction mathématique.