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— Oui, bien sûr, dit Khalid, mais c’est un raisonnement induit. Tu obtiens tes angles d’incidence en regardant dans un prisme, puis tu confirmes les angles dans le ciel par d’autres observations.

— Mais dans un cas, c’étaient des couleurs sur le mur, dans l’autre des arcs-en-ciel !

— Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas !

C’était bien sûr l’un des truismes de l’alchimie. La remarque de Khalid comportait donc une sombre réminiscence.

L’arc-en-ciel qu’ils observaient était en train de se dissiper alors que dans le ciel, à l’ouest, un nuage passait devant le soleil. Les deux hommes ne le remarquèrent cependant pas, tout absorbés qu’ils étaient par leur discussion. Bahram resta seul à observer l’arche de couleurs vibrantes qui traversait le ciel, ce cadeau qu’Allah leur avait fait pour leur montrer qu’il n’inonderait plus jamais le monde. Les deux hommes s’affairaient autour du tableau noir d’Iwang et tripotaient les appareils à regarder le ciel de Khalid.

— On dirait que ça s’en va, dit Bahram.

Ils levèrent les yeux, légèrement agacés d’avoir été interrompus. Quand l’arc-en-ciel brillait, le ciel en dessous était nettement plus clair qu’au-dessus ; maintenant, les deux parties se fondaient dans le même ton bleu ardoise.

L’arc-en-ciel sortit du monde, et ils filèrent vers le complexe, Khalid s’émerveillant à chaque pas, marchant la plupart du temps dans les flaques parce qu’il n’arrivait pas à détacher les yeux de l’ardoise d’Iwang.

— Bon, bon, fort bien… Je dois admettre, c’est aussi net qu’une démonstration d’Euclide. Deux réfractions, peut-être trois – la pluie, le soleil, un observateur pour voir tout cela –, et le tour est joué ! Un arc-en-ciel !

— Et la lumière elle-même, qui se divise en bandes de couleurs, voyageant toutes ensemble hors du soleil, ajouta Iwang d’un ton songeur. C’est tellement clair ! Et quand elle touche une chose, elle rebondit dessus, finit par atteindre l’œil, s’il y a un œil pour regarder, et alors toutes les différentes couleurs, hmmm, voyons voir comment cela pourrait marcher… toutes les surfaces de la Terre étant arrondies, si on pouvait les regarder d’assez près…

— C’est un miracle que les choses ne changent pas de couleur au fur et à mesure de nos déplacements, dit Bahram.

Les deux autres se turent, puis Khalid éclata de rire.

— Un autre mystère ! Allah nous garde ! Il y en aura toujours, jusqu’à ce que nous soyons unis à Dieu !

Cette pensée semblait beaucoup lui plaire.

Il installa dans le complexe une chambre noire, toute drapée de noir, le moindre interstice recouvert d’une planche, jusqu’à ce qu’elle soit encore plus noire que son bureau ne l’avait jamais été, munie de fentes fermées par des volets dans le mur est de façon à laisser filtrer de fines raies de lumière. Il y passa de nombreuses matinées en compagnie de ses assistants, entrant ou sortant en courant, changeant un élément ou un autre de son installation. L’une d’elles lui plut suffisamment pour qu’il invite les savants de la madrasa de Sher Dor à venir la voir, parce qu’elle contredisait radicalement ibn Rachid, pour qui la lumière blanche était indivisible, et les couleurs un effet du prisme. Si c’était le cas, argumenta Khalid, alors la lumière déviée deux fois devrait changer deux fois de couleur. Pour en faire la démonstration, ses assistant laissèrent entrer un fin rai de lumière dans la pièce, et un premier effet de lumière décomposée s’étala sur un écran placé au centre. Khalid lui-même pratiqua un petit trou dans l’écran, suffisamment petit pour que seule la bande rouge du minuscule arc-en-ciel puisse passer, dans un nouveau bureau protégé de la lumière extérieure, où il frappait immédiatement un autre prisme, le rayon diffracté étant dirigé vers un nouvel écran, situé dans ce petit bureau.

— À présent, si la réfraction peut changer la couleur, alors la bande de lumière rouge étant réfléchie une seconde fois changera à nouveau de couleur. Or, observez : elle reste rouge. Chaque couleur reste stable quand on la fait passer une seconde fois à travers un prisme.

Il déplaça doucement l’ouverture devant chaque couleur, pour en faire la démonstration. Ses invités se massaient à la porte de son petit bureau, pour observer le phénomène.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda l’un d’eux.

— Eh bien, c’est ce que je vous demande de m’aider à comprendre, ou alors, demandez-le à Iwang. Je ne suis pas philosophe moi-même. Mais je crois que cela prouve que le changement de couleur n’est pas seulement dû à sa réflexion per se. Je crois que cela montre que la lumière du soleil, ou si vous préférez la lumière blanche, ou la pleine lumière, ou la lumière du jour, est composée de plusieurs couleurs indépendantes qui voyagent ensemble.

Les témoins approuvèrent. Khalid ordonna qu’on ouvrît la pièce, et ils se retrouvèrent, clignant des yeux, dans la lumière du soleil, où on leur servit du café et des gâteaux.

— C’est merveilleux, dit Zahhar, l’un des plus éminents mathématiciens de Sher Dor. Très lumineux, si vous me permettez cette expression. Mais que cela nous apprend-il au sujet de la lumière, à votre avis ? Qu’est-ce que la lumière ?

Khalid haussa les épaules.

— Dieu seul le sait, les hommes l’ignorent. Je crois seulement que nous avons mieux mis en lumière, si vous pardonnez cette façon de parler, quelques-uns des comportements de la lumière, justement. Et ce comportement possède quelques aspects que la géométrie peut nous aider à comprendre. On le dirait régi par les nombres, voyez-vous. Tout comme de nombreuses choses sur Terre. Allah semble apprécier les mathématiques, comme vous l’avez souvent répété, Zahhar. Quant à la substance de la lumière, quel mystère ! Elle se déplace vite. À quelle vitesse, nous l’ignorons ; et ce serait bien de le savoir. Nous savons aussi qu’elle est chaude. On le voit au soleil. Et qu’elle traverse le vide – si bien sûr il existe une chose comme le vide dans le monde –, alors que le son, lui, ne le peut pas. Il se pourrait que les Hindous aient raison, et qu’il y ait un autre élément en plus de la terre, du feu, de l’air et de l’eau, un éther si subtil que nous ne le voyons pas, qui remplirait complètement l’univers et serait l’élément naturel du mouvement. Peut-être que ce sont de petits corpuscules, qui rebondissent sur tout ce qu’ils rencontrent, comme sur un miroir, mais généralement moins directement. En fonction de ce qu’ils touchent, une bande particulière de couleur se réfléchit directement dans l’œil.

Il haussa de nouveau les épaules.

— Le mystère reste entier.

Les madrasas mettent la pression

Ces expériences sur les couleurs provoquèrent beaucoup de discussions et de débats dans les madrasas. Khalid apprit, à cette occasion, à ne jamais exprimer d’opinion quant aux causes premières et à ne surtout pas faire intrusion dans le domaine des religieux en évoquant la volonté d’Allah, ou un quelconque autre aspect de la nature de la réalité. Il se contentait de dire : « Allah nous a donné l’intelligence pour mieux comprendre la gloire de son œuvre », ou : « Le monde est régi par les mathématiques. Allah aime les chiffres, les moustiques au printemps, et la beauté. »

Les lettrés s’en allaient, amusés, ou irrités, mais, en tout cas, en proie à une profonde agitation philosophique. Le vieil observatoire d’Ulug Bek, les madrasas de la place du Registan, et de partout ailleurs dans la ville, bourdonnaient de cette nouvelle lubie qui consistait à vouloir faire toutes sortes d’expériences. D’ailleurs, l’atelier de mécanique de Khalid n’était pas le seul à pouvoir inventer et monter de nouvelles machines, toujours plus complexes. Les mathématiciens de Sher Dor, par exemple, fascinaient tout le monde avec une étonnante échelle à mercure, facile à fabriquer, scellée en haut mais pas en bas, et placée debout dans un bol de mercure. Le mercure du tube descendait jusqu’à un certain niveau, créant encore un vide mystérieux dans l’espace laissé libre en haut – le reste du tube demeurant plein d’une colonne de mercure. Les mathématiciens de Sher Dor affirmaient que c’était le poids de l’air du monde sur le mercure du bol qui faisait suffisamment pression dessus pour empêcher le mercure du cylindre de descendre complètement. D’autres prétendaient que c’était parce que le vide du haut du tube n’avait pas envie de grandir. Sur une suggestion d’Iwang, ils emmenèrent leur système au Zeravshan, en haut de la Montagne de Neige, à deux ou trois mille mains au-dessus du niveau de la ville. Là, tout le monde vit que le niveau du mercure avait chuté. Sûrement parce que l’air était moins lourd là-haut. Cela étayait considérablement la précédente théorie de Khalid selon laquelle l’air pesait sur eux ; de même que cela réfutait Aristote, al-Farabi et tous les Arabes aristotéliciens, pour qui les quatre éléments tenaient à rester à leur place, en haut ou en bas. Khalid ne se gênait pas pour se moquer de cette assertion, en privé du moins.