— Comme si les pierres ou le vent pouvaient vouloir être à un endroit plutôt qu’à un autre, comme un homme ! Ce n’est rien, encore une fois, qu’une définition circulaire. « Les choses tombent parce qu’elles ont envie de tomber », comme si elles pouvaient vouloir quelque chose ! Les choses tombent parce qu’elles tombent, c’est tout ce que ça veut dire. N’importe quoi ! Personne ne sait pourquoi les choses tombent, sûrement pas moi. Le mystère reste entier. Tout ce qui relève de l’action à distance demeure mystérieux. Nous sommes bien obligés de l’admettre. Il ne faut pas chercher de fausses solutions à de vrais mystères. À partir de là, il faut observer ce qui arrive et voir si cela nous permet d’échafauder des hypothèses quant au pourquoi et au comment.
Les savants soufis, eux, étaient d’avis d’extrapoler la nature ultime du cosmos à partir d’une expérience donnée, pendant que les mathématiciens étaient fascinés par les aspects purement numériques des résultats, la géométrie du monde telle qu’elle se révélait. Cette approche et d’autres se combinaient dans une frénésie d’activité, consistant en démonstrations, conversations, bricolages de systèmes nouveaux ou améliorés, et recherches solitaires sur des ardoises, que l’on couvrait d’obscures formules mathématiques. Certains jours, Bahram avait l’impression que Samarkand bruissait tout entière de ces investigations : le complexe de Khalid, celui des autres, les madrasas, les ribats, les bazars, les échoppes à café, les caravansérails, d’où les marchands diffuseraient les nouvelles dans le monde entier… Magnifique !
Le coffre de la sagesse
Loin de l’autre côté du mur ouest de la ville, à l’endroit où la vieille route de la Soie s’en allait vers Boukhara, les Arméniens jouissaient de la quiétude de leur caravansérail, qui se trouvait juste à côté de celui des Hindous, énorme et bruyant. Les Arméniens préparaient leur repas à la lueur du crépuscule. Leurs femmes marchaient tête nue, le regard fier, riant entre elles dans une langue qu’elles seules pouvaient comprendre. Les Arméniens étaient d’excellents commerçants, et malgré cela gardaient leurs secrets. Ils ne faisaient le commerce que des marchandises les plus chères, et semblaient savoir tout sur tout. Ils étaient les plus riches et les plus puissants de tous les peuples commerçants. À la différence des juifs, des nestoriens, ou des Zott, ils avaient une terre à eux, dans le Caucase, où la plupart retournaient de temps à autre. En outre, ils étaient généralement musulmans, ce qui leur donnait un avantage considérable dans le Dar al-Islam – c’est-à-dire partout dans le monde, sauf en Chine ou en Inde au sud du Deccan. Selon certaines rumeurs, ils n’étaient en réalité musulmans qu’en apparence – étant au fond restés chrétiens. Pour Bahram, ces rumeurs étaient clairement un coup de poignard donné par les autres marchands. Probablement par les malicieux Zott, qui avaient jadis été chassés d’Inde (d’Égypte, disait-on parfois) et parcouraient le monde, sans maison, et jalousaient la position privilégiée qu’occupaient les Arméniens sur tant de marchés et de produits lucratifs.
Bahram se promenait dans leur camp, entre leurs feux et leurs lanternes, s’arrêtant de temps à autre pour bavarder ou prendre un verre de vin avec une de ses connaissances, jusqu’à ce qu’un vieillard lui indiquât Mantuni, le marchand de livres. C’était un petit vieillard bossu, ratatiné, qui portait des lunettes derrière lesquelles ses yeux paraissaient aussi gros que des citrons. Il parlait un turc rudimentaire, teinté d’un fort accent. Bahram passa au persan, ce dont Mantuni le remercia en courbant profondément la tête. Le vieil homme lui montra, dans un coin, une caisse en bois, pleine à ras bord de livres qu’il avait acquis au Franjistan pour Khalid.
— Tu seras capable de la porter ? demanda-t-il, anxieux, à Bahram.
— Pas de problème, répondit Bahram.
Mais il avait ses propres préoccupations :
— Combien tout cela va-t-il coûter ?
— Oh, rien. C’est déjà réglé. Khalid m’avait payé d’avance, sinon je n’aurais pas été capable d’acheter tous ces livres. Ils viennent de la liquidation d’une succession à Damas, d’une très vieille famille d’alchimistes dont le dernier héritier, un ermite, est mort sans laisser de descendance. Regarde, Le Traité des instruments et des fourneaux, de Zosimo, imprimé il y a seulement deux ans, c’est pour vous. J’ai fait ranger le reste par date de parution, comme tu peux le constater. Et voici La Somme de la perfection, de Jabir, et ses Dix Livres de la Rectification, et, regarde, Le Secret de la création, rédigé par Apollonios le Grec.
Ce dernier était un épais volume relié en peau de mouton.
— L’un des chapitres est la célèbre Table d’émeraude, dit-il en caressant doucement la couverture. Ce chapitre à lui seul vaut au moins deux fois tout ce que j’ai payé pour tous ces livres, mais ils l’ignoraient. L’original de La Table d’émeraude a été trouvé par Sarah, la femme d’Abraham, dans une grotte non loin d’Hébron, peu après le déluge. Il était rédigé, en caractères phéniciens, sur une plaque d’émeraude, que Sarah trouva serrée entre les mains du corps momifié d’Hermès Trismégiste, le père de l’alchimie. Cela dit, d’après d’autres récits, ce serait Alexandre le Grand qui l’aurait découvert. En tout cas, le voici, dans une traduction arabe datant de l’époque du califat.
— Très bien, dit Bahram.
Il n’était pas sûr que Khalid serait toujours intéressé par tout cela.
— Vous y trouverez également La Biographie complète des Immortels, un volume plutôt mince, eu égard à son titre, et Le Coffre de la sagesse, ainsi qu’un livre d’un Franji, Bartholomé l’Anglais, De la propriété des choses. J’y ai inclus L’Épître du soleil au croissant de lune, Le Livre des poisons, qui peut toujours servir, Le Grand Trésor et Documents au sujet des trois similarités, en chinois…
— Iwang pourra lire ça, l’interrompit Bahram. Merci.