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Il essaya de soulever la caisse. Elle aurait aussi bien pu être pleine de pierres, et il chancela.

— Es-tu sûr que tu pourras rapporter tout ça à la ville, sans problème ?

— Tout ira bien. Je vais les mettre chez Khalid, où Iwang a une pièce pour travailler. Merci encore. Je suis sûr qu’Iwang voudra en parler avec toi, et peut-être Khalid aussi. Combien de temps restes-tu à Samarkand ?

— Encore un mois, mais pas plus.

— Ils viendront t’en parler.

Bahram marcha tout le long du chemin, la caisse sur sa tête. De temps à autre il faisait une petite pause, pour souffler, et se redonner du cœur au ventre en buvant un peu de vin. Quand il arriva au complexe, il était tard, et il avait la tête qui tournait, mais il y avait encore de la lumière dans le bureau de Khalid. Bahram y trouva le vieil homme en train de lire. Il laissa tomber la caisse triomphalement à ses pieds.

— Voilà de la lecture ! dit-il.

Et il s’effondra sur une chaise.

La fin de l’alchimie

En secouant la tête devant l’ivrognerie de Bahram, Khalid commença à fouiller dans la boîte en sifflant et en babillant.

— Toujours les mêmes vieux trucs, dit-il à un moment, avant de prendre un livre et de l’ouvrir. Ah, fit-il. Un texte franj, traduit du latin en arabe, par un certain ibn Rabi, de Nsara. Écrit, à l’origine, par un certain Bartholomé l’Anglais, au sixième siècle. Voyons ce qu’il raconte… Hmm, hmm…

Il lisait en suivant avec l’index de sa main gauche tandis que ses yeux parcouraient rapidement les pages.

— Quoi ! Mais c’est copié d’ibn Sina !… Et ça aussi ! Les parties alchimiques sont directement pompées sur ibn Sina !

Il continua sa lecture et eut son petit rire bref, sans joie.

— Écoute ça ! Le vif-argent – c’est le mercure – a tellement de vertus et de pouvoirs que tu pourrais poser une pierre de cent livres sur deux livres de vif-argent, le vif-argent en supporterait le poids.

— Quoi ?

— Tu as déjà entendu des conneries pareilles ? S’il voulait parler de mesures de poids, il aurait pu avoir le bon sens de les comprendre.

Il poursuivit sa lecture.

— Ah, dit-il au bout d’un moment. Là, il cite ibn Sina directement : « Le verre, comme le dit Avicenne, est aux pierres ce que le fou est aux hommes, parce qu’il prend toute sortes de couleurs et de motifs. » C’est un homme qui en connaissait un rayon sur la folie qui vous le dit !… Ha… Écoute, voilà une histoire digne de notre Sayyed Abdul Aziz : « Il y a longtemps, quelqu’un créa un verre si souple qu’il pouvait être modifié et travaillé au marteau. Il apporta une flasque faite de ce verre à l’empereur Tibère, et la lança par terre. Elle ne se cassa pas, mais se plia et se comprima. Alors, il la répara à l’aide d’un marteau. » Fais-moi penser à demander à Iwang de nous en faire ! « Ensuite l’empereur ordonna qu’on lui coupe la tête, de peur que ses travaux ne viennent à être connus. Parce que l’or ne vaudrait guère plus que l’argile, et que tous les autres métaux ne vaudraient plus rien. Car assurément, si le verre ne cassait plus, il aurait alors beaucoup plus de valeur que l’or. » C’est une curieuse proposition. Je suppose que le verre était rare, à l’époque.

Il se leva, s’étira, poussa un soupir.

— Alors que des Tibère, on en a tant qu’on veut.

Il feuilleta rapidement la plupart des autres livres avant de les remettre dans la boîte. Il parcourut La Table d’émeraude page à page, réquisitionnant Iwang, et plus tard certains des mathématiciens de Sher Dor, pour l’aider à vérifier chacune des assertions qui s’y trouvaient, susceptibles d’être testées dans son atelier, ou d’avoir des répercussions dans le monde en général. Ils s’accordèrent à dire, pour finir, qu’il s’agissait surtout de fausses informations, et que le peu de vrai qu’il y avait dans tout ce fatras relevait des observations les plus banales dans le domaine de la métallurgie ou des comportements naturels.

Bahram pensa que ce serait une déception pour Khalid, mais en réalité, après tout ce qui était arrivé, ce dernier parut bel et bien soulagé, voire content, de ces résultats. Soudain, Bahram comprit : Khalid aurait été choqué s’il s’était produit quelque chose de magique, choqué et déçu, parce que ça aurait rendu irrégulier et tragique l’ordre qui, pour lui, régissait la nature. Khalid constatait avec une sinistre satisfaction l’échec de toutes les expériences, et mit le vieux livre qui renfermait la sagesse d’Hermès Trismégiste sur le plus haut rayon de son étagère, avec tous ses pareils. À partir de ce moment, il les ignora. Il ne se préoccupa plus désormais que de ses grands livres blancs, qu’il remplissait aussitôt après chaque démonstration, et ensuite, jusque tard dans la nuit ; il y en avait un peu partout, surtout sur les tables de son bureau, et même par terre.

Par une froide nuit, alors que Bahram était sorti faire un tour dans le complexe, il entra dans le bureau de Khalid et trouva le vieil homme endormi sur son divan. Il tira une couverture sur lui, éteignit la plupart des lampes, mais, à la lumière du dernier lumignon, il regarda les grands livres ouverts par terre ; l’écriture de Khalid – qui écrivait de la main gauche – était réduite à des pattes de mouches presque illisibles, un code secret. Mais les petits dessins esquissés étaient plutôt fins, même si ce n’étaient que des schémas : coupe d’un œil, grosse carriole, bandes de lumière, trajectoires de boulets de canon, ailes d’oiseau, engrenages, nombreuses variétés d’acier damasquiné, intérieurs d’athanors, thermomètres, altimètres, mécanismes d’horlogerie de toutes sortes, petites silhouettes au fusain – se battant à l’épée ou accrochées à des hélices géantes comme des graines de tilleul –, visages grimaçant de façon obscène, tigres couchés ou rampants, rugissant dans les marges en face des inscriptions.

Trop engourdi pour regarder les autres pages, Bahram observa le vieil homme endormi, son beau-père, dont le cerveau grouillait de tant de choses. C’est drôle, les gens qui nous accompagnent dans cette vie. Il retourna en titubant se coucher, retrouver la chaleur d’Esmerine.

La vitesse de la lumière

Les nombreux tests de décomposition de la lumière par un prisme réveillèrent chez Khalid la question de sa vitesse, et malgré les fréquentes visites de Nadir ou de ses séides, il n’arrivait pas à parler d’autre chose que de la déterminer. Finalement, il mit au point une expérience dans ce but : ils se sépareraient en deux groupes, lanterne à la main, et l’équipe de Khalid emporterait avec elle la plus précise de ses horloges, qu’on pouvait arrêter instantanément en appuyant sur un levier. Un test préliminaire avait permis de déterminer qu’à la nuit noire la lumière de la plus grosse des lanternes était visible depuis le sommet de la colline d’Afrasiab jusqu’à la crête de Shamiana, par-delà la vallée du fleuve, à une dizaine de lis à vol de corbeau. Avec plusieurs petits feux qu’ils auraient occultés ou dévoilés à l’aide de tapis, ils auraient très certainement pu augmenter la distance, mais Khalid ne pensait pas que ce serait nécessaire.

Ils se mirent donc en route un soir, vers minuit, lors de la première nouvelle lune. Bahram, Khalid, Paxtakor et de nombreux autres serviteurs partirent vers la colline d’Afrasiab ; Jalil, Iwang, et d’autres serviteurs, vers la crête de Shamiana. Leurs lanternes étaient munies de mécanismes qui s’ouvraient automatiquement à une vitesse qu’ils avaient précalculée. C’était le moyen de réaction le plus rapide qu’ils avaient pu imaginer. L’équipe de Khalid allumerait sa lanterne en même temps qu’elle mettrait en marche son chronomètre ; quand les hommes d’Iwang verraient la lumière, ils ouvriraient à leur tour leur lanterne, et quand l’équipe de Khalid verrait cette réponse lumineuse, elle arrêterait son chronomètre. Une expérience on ne peut plus simple.