Ils durent marcher longtemps pour atteindre la colline d’Afrasiab, derrière le vieux pont de l’est, au bout d’une piste qui traversait les ruines de l’ancienne cité d’Afrasiab, pâle mais visible à la lumière des étoiles. L’air sec de la nuit charriait des senteurs de verveine, de romarin et de menthe. Khalid était de bonne humeur, comme toujours avant une expérience. Il vit Paxtakor et les serviteurs prendre plusieurs gorgées d’une outre de vin, et leur dit :
— Vous sucez encore plus que notre pompe à vide. Faites attention, ou vous allez finir par aspirer le vide du Bouddha dans le monde, et nous nous retrouverons tous dans votre outre !
Au sommet dénudé de l’énorme colline, ils patientèrent, le temps que l’équipe d’Iwang atteigne la crête de Shamiana, dont on devinait la masse noire sous les étoiles. Le sommet de la colline d’Afrasiab, vu de Shamiana, était adossé aux montagnes de la chaîne du Dzhizak, de telle sorte qu’Iwang ne verrait, par-dessus la colline d’Afrasiab, aucune étoile susceptible de le faire se tromper, mais simplement l’austère fond sombre du Dzhizak.
Ils avaient laissé quelques bâtons-repères au sommet de la colline, pointant dans la direction de la station opposée, et à présent Khalid grognait d’impatience.
— Voyons s’ils sont arrivés, dit-il.
Bahram se tourna vers la crête de Shamiana, ouvrit le volet de sa lanterne et la balança d’avant en arrière. Un instant plus tard, ils virent la lueur jaune de la lanterne d’Iwang, parfaitement visible, juste en dessous de la ligne noire de la crête.
— Bien, dit Khalid. Maintenant, couvrez.
Bahram ferma le volet, et la lanterne d’Iwang s’éteignit elle aussi.
Bahram se tenait à la gauche de Khalid. Le chronomètre et la lanterne étaient posés sur une table de voyage, et solidarisés par une armature qui déclenchait au même moment le chronomètre et l’ouverture de la lanterne. L’index de Khalid était posé sur la touche qui permettait d’arrêter aussitôt le chronomètre. Khalid murmura :
— Maintenant !
Bahram, son cœur s’emballant soudain, pressa le bouton du dispositif, et la lumière de la lanterne d’Iwang apparut au même moment sur la crête de Shamiana.
— Qu’Allah nous garde ! s’exclama-t-il. Je n’étais pas prêt, recommençons !
Ils s’étaient préparés à faire vingt essais, aussi Bahram n’eut-il qu’un léger hochement de tête, tandis que Khalid étudiait le chronomètre à l’aide d’une seconde lanterne à œil de bœuf, et que Paxtakor notait l’instant auquel elle s’était arrêtée, à savoir deux battements un tiers.
Ils essayèrent encore une fois, et encore une fois la lanterne d’Iwang s’illumina au moment même où Bahram ouvrait la sienne. Une fois que Khalid se fut habitué à la vitesse des échanges, les essais durèrent moins d’un battement de cils. Pour Bahram, c’était comme s’ils ouvraient la porte de la lanterne de l’autre côté de la vallée ; Iwang était même si rapide que c’en était choquant, sans parler de la vitesse de la lumière ! Une fois, il fit même semblant d’ouvrir le volet de sa lanterne, le poussant tout doucement puis s’arrêtant, pour voir si le Tibétain ne lisait pas dans ses pensées.
— Très bien, dit Khalid au bout du vingtième essai. Heureusement que nous n’en faisons que vingt. Nous aurions fini par devenir si bons que nous aurions vu s’allumer la leur avant même d’avoir allumé la nôtre !
Tout le monde rit. Khalid, qui s’était montré cassant durant les essais, semblait maintenant content, et ils furent soulagés. Ils descendirent la colline et rentrèrent en ville, parlant bruyamment, buvant du vin – même Khalid, qui maintenant ne buvait presque plus jamais, alors que c’était autrefois l’un de ses plaisirs favoris. Ils avaient testé leurs réflexes dans le complexe, et donc savaient que leurs essais avaient été au moins aussi bien chronométrés, voire mieux.
— Si l’on oublie le premier essai et que l’on fait la moyenne des suivants, cela devrait donner une vitesse à peu près aussi rapide que le processus lui-même.
— La lumière doit être instantanée, dit Bahram.
— Mouvement instantané ? Vitesse infinie ? Je ne crois pas qu’Iwang soit jamais d’accord avec cette notion, en tout cas il ne sera certainement pas d’accord pour l’accepter comme conclusion de cette seule expérience.
— Qu’en penses-tu ?
— Moi ? Je crois qu’il faut nous éloigner plus encore. Mais nous venons de démontrer que la lumière est rapide, cela ne fait pas de doute.
Ils traversèrent les ruines vides d’Afrasiab en passant par la route nord-sud de l’ancienne cité, qui menait au pont. Les serviteurs, devant eux, pressèrent le pas, laissant Khalid et Bahram sur place.
Khalid chantonnait des notes sans suite. En l’entendant, et en songeant aux pages couvertes de pattes de mouche des carnets du vieil homme, Bahram demanda :
— Tu sembles bien heureux ces derniers temps, père. Pourquoi ?
Khalid le regarda, l’air surpris.
— Moi ? Je ne suis pas heureux.
— Mais si !
Khalid rit.
— Bahram, tu es tellement naïf.
Soudain, il agita son poignet amputé sous le menton de Bahram.
— Regarde, mon garçon. Regarde bien ! Comment pourrais-je être heureux avec ceci ? C’est impossible, évidemment. Mon déshonneur, ma bêtise et mon ambition sont inscrits là, pour que tout le monde puisse les voir et se les rappeler, chaque jour. Allah est sage, même quand il punit. Je suis à tout jamais déshonoré dans cette vie, et je ne pourrai jamais m’en remettre. Jamais manger proprement, jamais me laver, jamais caresser les cheveux de Fedwa, la nuit. Cette vie est finie. Tout ça à cause de la peur, et de l’orgueil. Bien sûr que j’ai honte, bien sûr que je suis fâché – contre Nadir, le khan, moi-même, et Allah – oui, contre lui aussi ! Contre vous tous ! Je serai toujours en colère, toujours !
— Ah, dit Bahram, consterné.
Ils continuèrent leur route silencieusement, au milieu des ruines illuminées par les étoiles.
Khalid soupira.
— Ah, ne fais pas cette tête-là, mon garçon – malgré tout ça – qu’est-ce que je suis censé faire ? Je n’ai que cinquante ans. Avant qu’Allah ne me prenne, j’ai encore du temps devant moi, et il faut bien que je l’occupe. En plus, comme si cela ne suffisait pas, j’ai mon amour-propre. Les gens m’observent, bien entendu. J’étais un homme important, et les gens ont adoré me voir chuter, c’est évident. Et ils continuent d’adorer ça. Alors, quel genre d’histoire vais-je leur donner la prochaine fois ? Parce que c’est ce que nous sommes pour les autres, mon garçon, un sujet de ragot. C’est ça la civilisation, un moulin géant à moudre les ragots. Ainsi, je suis l’histoire de cet homme qui était monté très haut et qui est tombé très bas ; l’homme qui a été cassé, et qui est allé se cacher, rampant comme un chien, dans un trou, pour y mourir. Ou alors je puis être l’histoire de cet homme qui est monté, puis tombé, et qui s’est relevé, comme pour relever un défi, marchant sur une autre route. Quelqu’un qui ne regarde jamais en arrière, quelqu’un qui ne donne à la foule aucune satisfaction. Ça, c’est l’histoire dont j’entends bien les soûler. Et s’ils veulent entendre une autre histoire à mon sujet, qu’ils aillent se faire foutre ! Je suis un tigre, mon garçon, j’ai été un tigre dans une existence antérieure, j’ai dû l’être en tout cas, parce que j’en rêve tout le temps. Je me glisse entre les arbres, je suis en train de chasser. Maintenant mon tigre est attelé à mon chariot, et en avant !