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Il tendit sa main gauche vers la ville devant eux.

— C’est la clé, mon garçon, tu dois apprendre à atteler ton tigre à ton chariot.

Bahram hocha la tête.

— En faisant des expériences.

— Mais oui, mais oui !

Khalid s’arrêta et montra le ciel pailleté d’étoiles.

— Et ça, mon garçon, c’est ce qu’il y a de mieux ! Ce qu’il y a de plus merveilleux, parce que c’est sacrément intéressant ! Ce n’est pas un simple moyen d’occuper le temps ou d’échapper à tout ça, fit-il en balayant à nouveau le décor avec son moignon. C’est la seule chose qui compte. Enfin, je veux dire, pourquoi sommes-nous ici, mon garçon ? Pourquoi sommes-nous ici ?

— Pour répandre plus d’amour.

— D’accord, d’accord… Mais comment faire pour aimer au mieux ce monde qu’Allah nous a donné ? En apprenant comment il marche ! Il est là, d’un bloc, avec ces merveilles renouvelées tous les matins, et nous sommes obligés de marner pour complaire à nos khans, nos califats, et tout le toutim. C’est absurde ! Mais si on essaye de comprendre les choses, si on regarde le monde et si on se demande : pourquoi cela arrive-t-il, pourquoi les corps tombent-ils, pourquoi le soleil se lève-t-il tous les matins pour briller au-dessus de nos têtes, réchauffer l’air et faire verdir l’herbe – comment tout cela arrive-t-il ? Selon quelles lois Allah a-t-il fait ce monde ? Alors, ça change tout. Dieu voit qu’on apprécie le monde. Et même s’il ne le voit pas, même si en fin de compte on ne sait rien, même s’il est impossible de savoir quoi que ce soit, au moins on aura essayé.

— Et beaucoup appris, commenta Bahram.

— Pas vraiment. Pas du tout. Mais avec un mathématicien comme Iwang sous la main, nous pourrons peut-être finir par comprendre quelques petites choses, ou bien faire de petites découvertes que nous pourrons transmettre à d’autres. C’est là la véritable œuvre de Dieu, Bahram. Dieu ne nous a pas donné ce monde pour que nous nous contentions d’y ruminer comme des chameaux. Mahomet lui-même a dit : « Recherche le savoir, même si pour cela il te faut aller en Chine ! » Là, grâce à Iwang, c’est la Chine qui est venue à nous. Cela rend les choses plus intéressantes.

— Alors tu es heureux, tu vois ? C’est bien ce que je disais !

— Heureux et furieux. Furieusement heureux. Tout à la fois. C’est la vie, mon garçon. Tu passes ton temps à t’emplir, et tu finis par éclater. Alors Allah te prend, et jette ton âme dans une autre vie, un peu plus tard. Ainsi, tout continue à se remplir.

Un coq matinal chanta à la périphérie de la ville. Dans le ciel, à l’est, les étoiles s’éteignaient une à une. Les serviteurs parvinrent au complexe de Khalid bien avant eux, et l’ouvrirent, mais Khalid s’arrêta au beau milieu des montagnes de charbon, et regarda autour de lui, avec satisfaction.

— Voilà notre Iwang, dit-il doucement.

Le grand Tibétain entra en traînant les pieds comme un ours, épuisé, et pourtant souriant.

— Alors ? demanda-t-il.

— Trop rapide pour qu’on puisse la mesurer, avoua Khalid.

Iwang grogna.

Khalid lui tendit l’outre de vin, et il en prit une longue rasade.

— La lumière, dit-il. Que dire d’autre ?

Le ciel à l’est s’emplissait de cette substance, de cette qualité mystérieuse. Iwang se balançait d’un pied sur l’autre comme un ours dansant au son de la musique. Il était clair qu’il était heureux, heureux comme Bahram ne l’avait jamais vu. Les deux vieux compères avaient adoré leur nuit de travail. L’équipe d’Iwang avait connu bien des mésaventures. Les hommes avaient bu du vin, ils s’étaient perdus, ils avaient roulé dans des fossés, ils avaient chanté, ils avaient confondu d’autres lumières avec celle de Khalid, et puis, au cours du test, n’ayant aucune idée des durées qu’on inscrivait, là-bas, sur la colline d’Afrasiab, cette ignorance les avait frappés par sa drôlerie. Ils s’étaient mis à rire comme des idiots.

Mais ces péripéties n’expliquaient pas la bonne humeur d’Iwang – en fait, c’était plutôt un enchaînement d’idées, qui l’avait mis en état de réceptivité, comme disent les soufis, murmurant des choses dans sa langue maternelle, qu’il fredonnait d’une voix profonde. Les serviteurs chantaient une chanson pour la venue de l’aube.

Il dit à Khalid et Bahram :

— En descendant la crête, je dormais debout, et j’ai eu une vision. En pensant à cette lumière, clignotant dans l’obscurité de la vallée, je me suis dit : Et si je pouvais voir tous les instants en une seule fois, aussi distincts et indépendants les uns des autres que notre Terre voguant dans l’espace, chacun un tout petit peu différent… Si je me déplaçais entre tous ces moments comme si je passais d’une pièce à l’autre, je pourrais tracer la carte du voyage de la Terre. Chaque pas que je faisais en descendant la crête était comme un monde en soi, une tranche d’infinité faite du monde de ce pas. Alors, je suis descendu, passant de monde en monde, pas à pas, sans jamais voir le sol à cause des ténèbres, et il me sembla que s’il devait exister un nombre permettant de révéler l’exacte localisation de chacun de mes pas, alors la crête entière serait révélée, parce qu’il suffirait de tracer une ligne entre chacun de ces pas. Nos pieds aveugles le font sans réfléchir dans le noir, et nous sommes nous-mêmes aveugles quant à la réalité ultime, mais nous pouvons néanmoins saisir l’ensemble par de petites touches régulières. Alors nous pourrions dire : Voici ce qui est ici, ou là, sachant qu’il n’y a pas d’énormes rochers ou d’ornières entre chaque pas, et ainsi la forme de toute la crête pourrait être connue. À chaque pas, je franchissais des mondes.

Il regarda Khalid.

— Tu vois ce que je veux dire ?

— Peut-être, répondit Khalid. Tu suggères d’évaluer un mouvement à l’aide de nombres.

— Oui, et aussi le mouvement à l’intérieur du mouvement, les changements de vitesse, tu sais, qui doivent bien évidemment se produire dans ce monde, au gré de la résistance ou de l’incitation.

— La résistance de l’air, dit Khalid, ravi. Nous vivons au fond d’un océan d’air. Il a son poids, comme l’a démontré l’échelle de mercure. Il pèse sur nous. Il nous apporte les rayons du soleil.

— Qui nous réchauffent, ajouta Bahram.

Le soleil perça à travers les montagnes distantes, à l’est, et Bahram ajouta :

— Prions et remercions Allah pour le glorieux soleil, témoignage dans ce monde de son amour infini.

— Sur ce, dit Khalid en bâillant bruyamment, au lit !

Une démonstration de vol

Évidemment, leurs diverses activités leur valurent une autre visite de Nadir Divanbegi. Cette fois, Bahram était au bazar, le sac sur l’épaule, en train d’acheter des melons, des oranges, des poulets et de la corde, lorsque Nadir apparut soudain devant lui, flanqué de deux gardes du corps en armure et armés de mousquets à long canon. C’était un événement que Bahram ne pouvait pas considérer comme une coïncidence.

— Bien le bonjour, Bahram. J’ai entendu dire que tu étais très occupé, ces temps-ci.

— Toujours, effendi, fit Bahram en inclinant la tête.

Les deux gardes du corps l’observaient comme des faucons.

— Et toutes ces belles activités sont entreprises, bien entendu, pour l’amour de Sayyed Abdul Aziz Khan, et la plus grande gloire de Samarkand ?

— Bien entendu, effendi.

— Alors, parle-m’en, fit Nadir. Fais-m’en la liste, et dis-moi comment tout cela avance.