Bahram déglutit péniblement. Nadir l’avait alpagué au bazar parce qu’il pensait qu’il en apprendrait plus de Bahram que de Khalid ou d’Iwang, et qu’ici, dans un lieu public, Bahram serait trop embarrassé pour biaiser.
Alors il fronça les sourcils et essaya de prendre un air aussi grave et illuminé que possible, ce qui n’était vraiment pas très difficile en ce moment.
— Ils font beaucoup de choses que je ne comprends pas, effendi. Mais le travail semble plus ou moins tourner autour des armes et des fortifications.
Nadir hocha la tête, et Bahram fit un geste en direction d’un marchand de melons près duquel ils se trouvaient.
— Vous permettez ?
— Je vous en prie, répondit Nadir en le suivant.
Bahram s’approcha donc des plateaux de miel et de melons, et commença à en poser quelques-uns sur la balance. Avec Nadir Divanbegi et ses gardes du corps dans la boutique, il était sûr d’obtenir un bon prix !
— Pour les armes, improvisa Bahram en indiquant les melons rouges à un marchand au visage boudeur, nous travaillons à renforcer le métal du fût des canons, afin de les rendre plus légers et plus résistants. Et puis, encore une fois, nous procédons à des tests de trajectoire des boulets en faisant varier les paramètres, en utilisant des poudres et des canons différents, vous voyez ; puis nous enregistrons les résultats pour mieux les étudier, afin de pouvoir déterminer à quel endroit précis nos tirs parviendront.
— Ça, ça pourrait vraiment servir, en effet, répondit Nadir. Vous faites vraiment tout ça ?
— Nous y travaillons, effendi.
— Et les fortifications ?
— Il s’agit de fortifier les murailles, répondit simplement Bahram.
— Évidemment, fit Nadir. Faites-moi la courtoisie d’organiser une de ces fameuses démonstrations pour l’édification de la cour. (Il regarda Bahram droit dans les yeux pour souligner le fait qu’il ne s’agissait pas d’une invitation de pure forme.) Et vite.
— Bien sûr, effendi.
Il savait que Khalid serait furieux d’entendre toutes ces promesses irréfléchies qu’il était en train de faire, mais Bahram ne voyait pas d’autre moyen de s’en sortir que de répondre aussi vaguement que possible, en espérant que cela passerait.
— Quelque chose qui retiendra aussi l’attention du khan. Quelque chose d’excitant pour lui.
— Naturellement.
Nadir fit, d’un doigt, signe à ses hommes, et ils repartirent vers l’autre bout du bazar, laissant derrière eux un sillon d’effervescence dans la foule empressée.
Bahram poussa un profond soupir et s’essuya le front.
— Hé, toi ! lança-t-il en faisant les gros yeux au vendeur qui enlevait un melon de la balance.
— Ce n’est pas du jeu, dit le marchand.
— Non, convint Bahram. Mais les affaires sont les affaires.
Le marchand ne pouvait dire le contraire. En fait, il souriait sous sa moustache tandis que Bahram se laissait tomber sur une caisse.
Bahram retourna au complexe et rapporta l’échange à Khalid, qui grommela, comme prévu. Khalid finit son dîner en silence, piquant des morceaux de lapin dans un bol avec une petite pique d’argent qu’il tenait de la main gauche. Il reposa la pique, s’épongea le visage avec un chiffon et se leva lourdement.
— Viens dans mon bureau et répète-moi exactement ce que tu lui as dit.
Bahram rapporta la conversation aussi fidèlement que possible, pendant que Khalid faisait tourner un globe de cuir sur lequel il avait essayé de dessiner le monde. Il avait laissé la majeure partie en blanc, éludant les revendications des cartographes chinois qu’il avait étudiées, leurs îles dorées nageant dans l’océan, à l’est de Nippon, localisées à différents endroits selon les cartes. Il poussa un soupir quand Bahram eut fini.
— Tu as bien fait, dit-il. Tes promesses étaient vagues, et elles vont dans le bon sens. Nous pourrons nous y conformer plus ou moins fidèlement, et nous en retirerons peut-être même quelque chose sur tel ou tel sujet que nous aurions approfondi de toute façon.
— De nouvelles expériences en perspective…, dit Bahram.
— Oui, fit Khalid, une lumière dans les yeux.
Pendant les semaines suivantes, l’activité habituellement frénétique du complexe prit un tour nouveau. Khalid fit venir tous les canons qu’il avait obtenus de Nadir, et de sourdes détonations émaillèrent leurs journées. Khalid, Iwang, Bahram et les artisans qui fabriquaient la poudre à canon tiraient à tour de bras dans la plaine, à l’ouest de la cité, où ils pouvaient retrouver les boulets après avoir visé des cibles qu’ils atteignaient rarement.
Khalid grommela, en ramassant l’une des cordes avec lesquelles ils ramenaient le canon sur la marque.
— Et si nous fixions les canons au sol ? proposa-t-il. De grosses cordes, de gros piquets… Ça permettrait peut-être aux boulets d’aller plus loin.
— On peut toujours essayer.
Ils essayèrent différentes méthodes. À la fin de la journée, ils avaient la tête cassée par les coups de canon, et Khalid prit l’habitude de se boucher les oreilles avec du coton pour les protéger un peu.
Iwang était de plus en plus absorbé par la trajectoire des boulets. Khalid et lui parlaient de formules mathématiques et de diagrammes auxquels Bahram ne comprenait rien. Il avait l’impression qu’ils perdaient de vue le but de l’exercice, et qu’ils traitaient le canon simplement comme un mécanisme destiné à faire des démonstrations de mouvement, de vitesse et de changement de vitesse.
Et puis Nadir réapparut, porteur de nouvelles. Le khan et sa suite devaient venir le lendemain pour constater leurs progrès.
Khalid passa une nuit blanche dans son bureau, à faire des listes de démonstrations envisageables. Le lendemain, à midi, tout le monde se réunit sur la plaine ensoleillée à côté du fleuve, le Zeravshan. Un grand pavillon fut dressé pour que le khan puisse se reposer en observant les événements.
Ce qu’il fit, allongé sur un divan couvert de soieries, en dégustant des sharbats et en bavardant avec une jeune courtisane plus qu’en suivant les démonstrations. Mais Nadir était debout à côté des canons, et il observa tout très attentivement, en enlevant le coton de ses oreilles pour poser des questions après chaque tir.
— Quant aux fortifications, répondit Khalid à un moment donné, c’est de l’histoire ancienne. L’affaire avait été résolue par les Franjs avant leur disparition. Un boulet de canon arrivera toujours à détruire quelque chose de solide.
Il dit à ses hommes de tirer au canon sur une muraille de pierres qu’ils avaient cimentées en prévision de l’expérience. Le boulet la pulvérisa magnifiquement, et le khan et sa suite poussèrent des cris et des acclamations – bien qu’en fait Samarkand et Boukhara fussent protégées par des murs de grès qui ressemblaient beaucoup à celui qui venait de tomber.
— Maintenant, dit Khalid, regardez ce qui arrive quand un boulet de la même taille, tiré par le même canon, chargé de la même façon, frappe la cible suivante.
C’était un monticule de terre qui avait été érigé non sans efforts par les ex-souffleurs de verre de Khalid. On tira le canon, la fumée âcre s’éclaircit ; le monticule de terre resta inchangé, en dehors d’une cicatrice à peine visible, au centre.
— Le boulet de canon ne peut rien faire. Il se contente de s’enfouir dans la terre et il est avalé. Cent canons ne feraient aucune différence face à une muraille de ce genre. Les boulets se contenteraient de s’y intégrer.
Le khan entendit cela, et n’en fut pas amusé.
— Vous suggérez que nous entassions de la terre autour de Samarkand ? Impossible ! Ce serait bien trop laid ! Les autres khans et les émirs se moqueraient de nous. Nous ne pouvons pas vivre comme des fourmis dans une fourmilière.