Khalid se tourna vers Nadir, le visage poliment atone.
— Ensuite ? demanda Nadir.
— Oui… Maintenant, comprenez-bien qu’à la distance à laquelle un canon tire un boulet, il ne peut le tirer de façon rectiligne. Le boulet, en traversant l’air, peut décrire une courbe dans n’importe quelle direction – et c’est ce qu’il fait.
— Voyons, l’air ne peut sûrement pas offrir une résistance suffisante au fer, dit Nadir avec un revers de main expressif.
— Juste un peu de résistance, c’est exact, mais comprenez que le boulet passe à travers plus de deux lis d’air. Imaginez l’air comme une sorte d’eau légère. Elle aurait certainement un effet. On le voit mieux avec des balles en bois de la même taille, lancées à la main de telle sorte qu’on puisse voir leur mouvement. Nous allons en lancer dans le vent, et vous allez voir comment elles vont partir dans tous les sens.
Bahram et Paxtakor lancèrent les balles de bois en les tenant dans la paume de la main, et elles se mirent à tournoyer dans le vent comme des chauves-souris.
— Mais c’est absurde ! dit le khan. Les boulets de canon sont beaucoup plus lourds. Ils traverseraient le vent comme un couteau coupant du beurre !
Khalid hocha la tête.
— C’est absolument vrai, grand khan. Nous n’utilisons ces balles de bois que pour souligner un effet qui doit se produire avec n’importe quel objet, même aussi lourd que du plomb.
— Ou de l’or, fit Sayyed Abdul Aziz, pour plaisanter.
— Ou de l’or. Dans ce cas, les boulets de canon ne dévient que très légèrement, mais sur les grandes distances qu’ils franchissent, ça devient significatif. De sorte qu’on ne peut jamais dire exactement où les boulets vont tomber.
— Ça doit être toujours vrai, répondit Nadir.
Khalid agita son moignon, oubliant un instant à quoi il ressemblait.
— Nous pourrions remédier à cet inconvénient. Regardez comment les balles de bois volent si elles sont lancées avec effet.
Bahram et Paxtakor lancèrent les boules de balsa en leur imprimant au dernier moment, du bout des doigts, un mouvement de rotation. Certaines des balles décrivirent une courbe, mais elles allèrent plus vite et plus loin que les balles qui avaient été envoyées avec la paume de la main. Bahram atteignit cinq fois d’affilée une cible de tir à l’arc, ce qui lui fit grand plaisir.
— La rotation stabilise leur trajectoire dans le vent, expliqua Khalid. Elles sont encore poussées par lui, évidemment – c’est inévitable. Mais elles ne dévient plus de façon aléatoire quand elles ont le vent de face. C’est le même effet qu’on obtient en empennant une flèche pour la stabiliser.
— Alors vous proposez d’empenner les boulets de canon ? demanda le khan en pouffant.
— Pas exactement, Votre Seigneurie, mais si, en effet. Pour essayer d’obtenir le même genre de rotation. Nous avons expérimenté deux méthodes différentes pour y parvenir. L’une consiste à creuser des stries dans les boulets. Mais ça veut dire qu’ils vont beaucoup moins loin. L’autre consiste à rainurer l’intérieur du fut du canon, formant une longue spirale dans le tube, un tour complet ou un peu moins, sur toute la longueur. Ainsi, le boulet jaillit du canon avec un effet.
Khalid et ses hommes approchèrent un canon plus petit et tirèrent un boulet. Les aides repérèrent l’endroit où il était tombé et le marquèrent avec un drapeau rouge. Il était allé un peu plus loin que le boulet tiré par le plus gros canon.
— Ce n’est pas tant la distance que la précision qui est améliorée, expliqua Khalid. Les boulets partiront toujours tout droit. Nous sommes en train d’établir des tables qui devraient nous permettre de choisir la poudre à canon par type et par poids, et de peser les boulets, et ainsi, avec les mêmes canons, bien sûr, d’envoyer toujours les boulets précisément à l’endroit voulu.
— C’est intéressant… dit Nadir.
Sayyed Abdul Aziz Khan rappela Nadir.
— Nous allons rentrer au palais, dit-il en conduisant sa suite vers les chevaux.
— … mais pas assez, dit Nadir à Khalid. Essayez encore.
De beaux cadeaux pour le khan
— Et si je faisais pour le khan une nouvelle armure damasquinée ? s’exclama Khalid. Quelque chose de joli.
Iwang eut un grand sourire.
— Tu saurais le faire ?
— Bien sûr. C’est de l’acier trempé. Il n’y a aucun mystère. La charge du creuset est un lingot de fer appelé wootz, qu’on forge pour en faire une plaque de fer mêlée à du bois, qui apporte ses cendres au mélange, auquel on aura ajouté de l’eau. On en place quelques creusets dans le fourneau, et quand tout a fondu, le contenu est versé dans un moule de fer fondu, à une température inférieure à celle de la fusion complète des deux éléments. L’acier obtenu est ensuite gravé avec un sulfate minéral ou un autre. On obtient des couleurs et des motifs différents selon le type de sulfate utilisé, le type de wootz, et la température. Cette lame, là, tu vois… (il se leva et prit une lourde dague incurvée à la poignée d’ivoire, et à la lame ornée sur toute sa surface d’une dense résille de lignes entrecroisées, anthracite et blanc), c’est un bon exemple d’ornement appelé « l’échelle de Mahomet ». C’est un travail persan, censé venir de la forge de l’alchimiste Jundi-Shapur. Ils disent qu’il y a de l’alchimie là-dedans.
Il fit une pause, haussa les épaules.
— Et tu crois que le khan…
— En jouant systématiquement sur la composition du wootz, la structure des lingots, la température, le liquide de gravure, nous obtiendrons certainement d’autres maillages. J’aimerais bien retrouver ces sortes de petits tourbillons que j’avais déjà obtenus avec un acier trempé contenant beaucoup de bois.
Un profond silence s’établit. Khalid n’était pas content, c’était évident.
Bahram dit :
— Tu n’as qu’à faire comme si c’était une série de tests.
— Comme d’habitude, répliqua Khalid, énervé. Mais faire des tests, c’est essayer de faire les choses sans en connaître les causes. Ça exige trop de tout, trop de matériaux, trop de substances et de manipulations. Je pense que tout ça se passe à une échelle trop petite pour qu’on puisse l’observer. Les cassures que l’on constate après le moulage ressemblent à des structures cristallines brisées. C’est intéressant, ce qui se passe, mais il n’y a pas moyen de savoir pourquoi, ni de prédire ce qui va se passer. C’est à ça que servent les démonstrations, tu vois. Ça t’apprend quelque chose de particulier. Ça répond à une question.
— Eh bien, nous n’avons qu’à poser des questions auxquelles la métallurgie répondra, suggéra Bahram.
Khalid hocha la tête à contrecœur. Mais il regarda Iwang, pour voir ce qu’il en pensait.
Iwang pensait que c’était en théorie une bonne idée, mais qu’en pratique lui aussi avait du mal à trouver le genre de questions auxquelles ces essais pourraient répondre. Ils savaient à quelle température porter le fourneau, quels minerais, bois et eau ajouter, en quelles quantités, combien de temps il fallait les mélanger, et quelle serait la dureté de l’alliage résultant. Toutes les questions touchant à la pratique de cet art avaient trouvé leurs réponses depuis longtemps, en fait, depuis que l’on faisait de l’acier damasquiné à Damas. Quant aux questions plus fondamentales portant sur les causes, toujours sans réponse, elles étaient difficiles à formuler. Bahram lui-même essaya, longtemps, sans qu’une seule idée lui vienne. Pourtant les bonnes idées étaient sa force, c’était du moins ce qu’on lui disait.