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Pendant que Khalid travaillait la question, Iwang s’absorbait avec une concentration terrifiante dans ses mathématiques, laissant même de côté ses travaux de souffleur de verre et d’orfèvre, qu’il abandonna presque totalement à ses nouveaux apprentis, de jeunes et grands Tibétains émaciés, qui étaient apparus il y avait quelque temps, mystérieusement. Il se plongea dans ses livres hindous et ses vieux parchemins tibétains, couvrant ses tablettes de graffitis avant de les reporter sur l’un de ses nombreux carnets de notes : diagrammes colorés, suites de chiffres hindis, lettres ou symboles tibétains, chinois ou sanskrits ; un alphabet secret pour un langage secret – tel était du moins ce que se disait Bahram. Une entreprise plutôt inutile, dérangeante à regarder, tant les feuilles de papier semblaient riches d’un pouvoir palpable, magique, dément. Toutes ces étranges idées étaient arrangées en schémas hexagonaux de chiffres et d’idéogrammes ; et pour Bahram, la boutique du bazar commença à ressembler à l’antre ténébreux d’un magicien, à l’orée de la réalité…

Iwang chassa toutes ces toiles d’araignée de sa tête, en allant s’asseoir au soleil dans la cour du complexe avec Khalid, Zahhar et Tazi – qui venaient de Sher Dor. Bahram leur faisait de l’ombre en regardant par-dessus leurs épaules. Alors Iwang leur parla d’une notion mathématique, qu’il appelait la vitesse-de-la-vitesse.

— Tout est mouvement, dit-il. C’est le karma. La Terre tourne autour du Soleil, le Soleil voyage à travers les étoiles, les étoiles voyagent… Mais pour les besoins de la démonstration que je vais vous faire, je vous propose de partir d’un royaume du non-mouvement. Il se peut que l’univers soit contenu dans un tel vide immobile, mais peu importe ; pour les besoins de la démonstration, il ne s’agit que de dimensions purement mathématiques, qu’on peut désigner comme verticales et horizontales, ou, si vous voulez, par la longueur, la largeur, la hauteur – les trois dimensions que nous connaissons. Mais commençons avec deux dimensions, ce sera plus simple. Un objet en mouvement, par exemple un boulet de canon, peut être situé à l’aide de ces deux dimensions. À quelle distance il est en haut ou en bas, à gauche ou à droite. On pourrait le représenter comme sur une carte. Donc, encore une fois, la dimension horizontale pourra servir à indiquer le passage du temps, et la dimension verticale la distance parcourue, dans une direction donnée. Ça marcherait très bien pour les lignes courbes, pour représenter le mouvement d’un objet dans l’air. Des lignes tangentes à la courbe indiqueraient la vitesse-de-la-vitesse. Alors, on mesurerait tout ce qu’il est possible de mesurer, on reporterait ces mesures, et ce serait comme si on passait à travers les pièces d’une maison. Chaque pièce ayant un volume différent, comme une bouteille, selon sa largeur et sa hauteur. C’est-à-dire qu’elle exprimerait une distance et le temps mis à la parcourir. Une quantité de mouvement, vous me suivez ? Un boisseau de mouvement, une once.

— Cela permettrait de décrire avec précision la trajectoire des boulets de canon, dit Khalid.

— Oui. Plus facilement que la plupart des choses, parce qu’un boulet de canon suit une même ligne. Une courbe, mais rien à voir avec le vol de l’oiseau, par exemple, ou une personne vacant à ses occupations quotidiennes. Dans ce cas, les lois mathématiques…

Iwang parut se perdre, se secoua, et revint à eux.

— De quoi étais-je en train de parler ?

— Des boulets de canon.

— Ah ! Oui, on peut très bien calculer leur trajectoire, aucun problème.

— À condition de connaître la vitesse de départ et l’angle de tir…

— On pourrait savoir très exactement où le boulet atterrira, oui.

— On devrait en parler à Nadir en privé.

Khalid arrangea plusieurs tables entre elles pour permettre de calculer la trajectoire des tirs de canon, avec de jolis dessins de courbes montrant la trajectoire d’un boulet, et un petit livre tibétain plein des précieux calculs d’Iwang. Ces objets furent placés dans une boîte en bois ouvragé, sertie d’argent, de turquoises et de lapis-lazuli, et apportés au khanaka de Boukhara, en même temps qu’un magnifique pectoral damasquiné pour le khan. Le rectangle d’acier ornant le centre représentait un magnifique tourbillon d’acier blanc et gris, avec des mouchetures de fer très finement ciselées par un traitement au vitriol et autres acides. Ce dessin fut appelé par Khalid « Maelström du Zeravshan », et en effet les arabesques ressemblaient à s’y méprendre à un tourbillon du fleuve, qui se produisait à la base du pont Dagbit quand l’eau était à son plus haut. C’était l’une des plus belles pièces de métal travaillé que Bahram ait jamais vues, et il lui sembla que, avec la boîte décorée contenant les travaux mathématiques d’Iwang, cela faisait vraiment un magnifique cadeau pour Sayyed Abdul Aziz.

Khalid et lui avaient revêtu leurs plus belles parures pour l’audience, et Iwang les rejoignit en manteau rouge sombre et chapeau conique à ailes, comme les moines tibétains – en fait, un lama de la plus haute distinction. Ainsi, les porteurs de cadeaux étaient aussi impressionnants que les cadeaux eux-mêmes, se disait Bahram ; bien que, une fois dans le Registan, sous la grande arche couverte de feuilles d’or de la madrasa Tilla Kari, il se sentit moins important. Et une fois en compagnie de la cour, il se sentit tout simplement normal, même pauvrement vêtu, comme un gamin essayant de se faire passer pour un courtisan. En fait, un péquenaud.

Le khan, en tout cas, fut enchanté par l’armure, et loua grandement l’art de Khalid, posant même le pectoral sur sa poitrine, et l’y laissant. Il admira également la boîte, dont il tendit le contenu à Nadir.

Quelques moments plus tard, on leur donna congé, et Nadir les mena au jardin de Tilla Kari. Les diagrammes étaient fort intéressants, dit-il en les parcourant ; il voulait les observer de plus près. Entre-temps, les armuriers du kahn lui avaient appris que faire une spirale à l’intérieur du fut de leurs canons avait provoqué l’explosion de l’un d’eux, les autres ayant perdu en portée. Nadir voulait que Khalid aille trouver les armuriers pour en parler avec eux.

Khalid accepta sur-le-champ, bien que Bahram pût voir dans ses yeux qu’il n’en pensait pas moins ; une fois encore, il serait pris par autre chose que ce qu’il avait vraiment envie de faire. Ce qui échappa à Nadir, bien qu’il n’eût pas quitté Khalid des yeux. En fait, il lui dit joyeusement à quel point le khan appréciait sa grande sagesse et son talent, et combien le peuple du khanat, et de tout le Dar al-Islam, lui serait redevable, si, comme cela semblait probable, ses efforts permettaient de repousser les différentes incursions des Chinois, dont on disait qu’ils avaient envahi les terres du khanat, à l’ouest de leur empire. Khalid le remercia poliment. Ensuite, ils purent partir.

Sur le chemin du retour, qui longeait le fleuve, Khalid se montra irrité.

— Ce voyage n’a servi à rien.

— Il est trop tôt pour le dire, objecta Iwang.

Bahram était d’accord.

— Si. Le khan est un…, dit Khalid en soupirant. Et Nadir ne voit en nous que des serviteurs, c’est clair.

— Nous sommes tous les serviteurs du khan, lui rappela Iwang.

Cela fit taire Khalid.

Comme ils approchaient de Samarkand, ils passèrent non loin des ruines de l’ancienne Afrasiab.

— Dommage que les rois sogdiens ne soient plus là…, dit Bahram.

Khalid secoua la tête.

— Ce ne sont pas les ruines des rois sogdiens, mais celles de Markanda, qui s’étendait ici avant Afrasiab. Alexandre le Grand disait que c’était la plus belle ville qu’il ait jamais conquise.

— Et regarde-la, maintenant, dit Bahram. Ce ne sont plus que de vieilles ruines poussiéreuses, des murs effondrés…