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— Samarkand aussi sera un jour comme ça, dit Iwang.

— Alors, qu’importe que nous soyons à la botte de Nadir, c’est ça ? lâcha Khalid.

— Cela aussi passera, dit Iwang.

Des joyaux dans le ciel

Nadir prenait de plus en plus de temps à Khalid, qui ne tenait plus en place. Un jour, il alla trouver Divanbegi pour lui proposer de construire un système complet de drainage souterrain à Boukhara et à Samarkand, afin d’éliminer les nombreuses mares d’eau stagnante qui polluaient les deux villes, surtout Boukhara. Ça empêcherait l’eau de croupir, diminuerait le nombre de moustiques et la survenue des maladies, et notamment la peste. Les caravanes hindoues rapportaient qu’elle dévastait des parties entières du Sind. Khalid suggéra de mettre en quarantaine tous les voyageurs qui arrivaient en ville quand il y avait des rumeurs de peste, et de faire patienter les caravanes qui venaient des zones infectées, pour s’assurer qu’elles n’étaient pas contaminées. Un délai de purification, analogue aux purifications spirituelles du ramadan.

Mais Nadir ignora toutes ces recommandations. Un système de canalisations souterraines, bien que commun en Perse avant même les invasions mongoles, était trop coûteux pour être envisageable à ce moment-là. C’était une aide militaire qu’on attendait de Khalid ; pas une aide médicale. Nadir ne pensait pas que Khalid pût avoir quelques compétences que ce fût en médecine.

C’est ainsi que Khalid regagna le complexe et mit tout le monde au travail sur l’artillerie du khan, en faisant de chaque aspect des canons un sujet d’expérimentation, mais sans essayer d’apprendre quoi que ce soit des causes premières, comme il disait, sauf, occasionnellement, à propos du mouvement. Il travailla sur la résistance du métal avec Iwang, utilisa les mathématiques d’Iwang pour faire des études sur la trajectoire des boulets, et expérimenta un certain nombre de méthodes pour faire en sorte que les boulets de canon décrivent en volant une spirale régulière.

Tout cela était fait à contrecœur et dans la mauvaise humeur ; et Khalid ne retrouvait sa sérénité que l’après-midi, après avoir fait la sieste et mangé des yoghourts, ou tard le soir, après avoir fumé un de ses narghilés. Il pouvait alors se remettre à ses travaux sur les prismes, les bulles de savon, les pompes à air et les colonnes de mercure.

— Si on pouvait mesurer le poids de l’air, on devrait pouvoir mesurer la chaleur, jusqu’à des températures bien supérieures à ce que nous arrivons à distinguer avec nos ampoules, nos « aïe ! » et nos « ouille ! ».

Tous les mois, Nadir envoyait des hommes aux nouvelles à l’atelier de Khalid, et de temps en temps il passait en personne, sans se faire annoncer, plongeant tout le complexe dans la panique, comme une fourmilière envahie par les eaux. Khalid restait immuablement affable, mais se plaignait amèrement à Bahram d’avoir à fournir tous les mois des nouvelles – surtout qu’ils en avaient très peu à donner.

— Moi qui croyais avoir échappé à la malédiction de la lune depuis la ménopause de Fedwa ! ronchonnait-il.

Ironie du sort, ces visites importunes lui faisaient aussi perdre ses appuis dans les madrasas, parce qu’on le croyait favorisé par le trésorier, et qu’il ne pouvait prendre le risque de leur exposer la situation dans toute sa vérité. Il y avait donc des regards froids, des rebuffades au bazar et à la mosquée ; et puis on se montrait souvent agressivement obséquieux avec lui. Ce qui le rendait irritable. Il lui arrivait même parfois de se mettre carrément en rage.

— Un peu de pouvoir, et on voit à quel point les gens sont horribles.

Pour l’empêcher de replonger dans la plus noire mélancolie, Bahram courait partout dans le caravansérail à la recherche de choses susceptibles de lui plaire. Il allait surtout voir les Hindous et les Arméniens, et même les Chinois, et il revenait avec des livres, des boussoles, des pièces d’horlogerie, et un étrange astrolabe, qui voulait prouver que les six planètes occupaient des orbites inscrites dans des polygones qui comportaient chaque fois un côté de moins que le précédent : Mercure tournait dans un décagone, Vénus dans un ennéagone juste assez grand pour contenir le décagone, la Terre dans un octogone qui contenait l’ennéagone, et ainsi de suite jusqu’à Saturne, dont l’orbite était contenue dans un grand cube. Cet astrolabe étonna Khalid et fit l’objet entre Iwang et Zahhar d’intenses discussions, qui duraient la nuit entière, quant à la disposition des planètes autour du Soleil.

Ce nouvel intérêt pour l’astronomie supplanta bientôt tous les autres pour Khalid. Cela devint une véritable passion lorsque Iwang lui apporta un curieux dispositif qu’il avait fabriqué dans son atelier, un long tube d’argent, creux à l’exception des lentilles de verre placées aux deux extrémités. Quand on regardait dans le tube, les choses paraissaient se rapprocher et leurs détails se préciser.

— Comment ça peut-il bien marcher ? demanda Khalid en se collant le bout du tube sur l’œil.

La surprise qu’on pouvait lire sur son visage le faisait ressembler à ces pantins du bazar : naïfs et drôles. Bahram était ravi de le voir ainsi.

— Comme le prisme, peut-être ? suggéra Iwang, indécis.

Khalid secoua la tête.

— Je ne parle pas du fait qu’on voie les choses plus grosses ou plus près, mais qu’on voie beaucoup plus de détails. Comment cela se peut-il ?

— Il est probable que ces détails sont là tout le temps, attendant qu’on les regarde, avança Iwang. Mais l’œil n’a le pouvoir d’en discerner qu’une partie. Je reconnais que je suis surpris, mais réfléchis : la plupart des gens ont la vue qui baisse avec l’âge, surtout de près. Je sais que je n’ai plus mes yeux de vingt ans. J’ai fait mon premier jeu de lentilles pour les utiliser comme lunettes, tu sais, une pour chaque œil, dans une monture. Et pendant que j’en insérais une, j’ai regardé à travers les deux lentilles, l’une devant l’autre. (Il mima l’action avec un grand sourire.) J’étais vraiment très impatient de m’assurer que vous voyiez tous les deux les mêmes choses que moi, pour vous dire la vérité. Je n’arrivais pas à en croire mes yeux.

Khalid regarda à nouveau dans le tube.

C’est ainsi qu’ils se mirent à observer toutes sortes de choses. Des crêtes lointaines, des oiseaux en vol, des caravanes approchant. Ils montrèrent la lunette à Nadir, qui vit aussitôt quelles applications militaires on pouvait en tirer. Ils en avaient fait une pour lui, incrustée de grenats, qu’il apporta au khan – et ils apprirent que le khan était content. Ce qui n’atténua en rien la pression du khanat sur le complexe de Khalid, évidemment ; bien au contraire. Nadir mentionnait en passant qu’ils attendaient avec impatience la prochaine invention remarquable qui sortirait de l’atelier de Khalid, parce qu’on disait que les Chinois étaient en effervescence. Et qui pouvait prévoir comment ce genre de situation évoluerait ?

— Ça ne finira jamais, dit amèrement Khalid, quand Nadir fut parti. C’est comme un collet qui se resserrerait au moindre de nos mouvements.

— Parle-lui de nos découvertes bribe par bribe…, suggéra Iwang. Il aura l’impression d’en avoir plus.

Khalid suivit son conseil, ce qui lui valut un peu de répit, et ils travaillèrent sur toutes sortes de sujets qui donnaient l’impression de pouvoir aider les troupes du khan au combat. Khalid laissait libre cours, la nuit, à sa passion pour les causes premières, surtout quand ils braquaient leur nouvelle lunette sur les étoiles pour l’essayer, et notamment, plus tard le même mois, sur la Lune – qui se révéla être un monde désolé, montagneux, très caillouteux en vérité, grêlé d’innombrables cratères, comme si un super-empereur avait tiré au canon dessus. Et puis, par une nuit mémorable, ils pointèrent leur lunette sur Jupiter, et Khalid s’exclama :