— Dieu tout-puissant ! C’est un monde, aussi, c’est très net ! Avec des bandes au niveau de l’équateur. Et regarde, ces trois étoiles, à côté, plus brillantes que des étoiles : se pourrait-il que ce soient des lunes de Jupiter ?
C’était possible. Elles tournaient vite autour de Jupiter, et les deux qui en étaient le plus près, plus vite que la troisième – tout comme les planètes autour du Soleil. Bientôt, Khalid et Iwang en virent une quatrième, et ils firent un croquis des quatre orbites, afin de préparer les futurs observateurs à comprendre ce qu’ils voyaient, en regardant d’abord leurs schémas. De tout ça, ils firent un livre, un autre cadeau pour le khan – un cadeau sans application militaire ; mais ils donnèrent aux lunes les noms de ses quatre plus vieilles épouses, et il faut croire que ça lui plut. Il aurait dit :
« Des joyaux dans le ciel ! Pour moi ! »
Qui est l’étranger ?
Il y avait, en ville, des factions qui n’aimaient pas Bahram. Quand il se promenait dans le Registan, en voyant ces centaines d’yeux le regarder, les conversations s’amorcer ou s’interrompre sur son passage, il se rendait compte qu’il faisait, lui aussi, partie d’une coterie, d’une faction ; et peu importait qu’il se soit toujours montré bon et gentil. Il était de la famille de Khalid, qui était l’allié d’Iwang et de Zahhar. Ils faisaient collectivement partie de la puissance de Nadir Divanbegi. Ils étaient donc les alliés de Nadir, bien que ce fut lui qui les avait obligés à l’être, comme de la pulpe de papier placée sous une presse ; et même s’ils le détestaient. Beaucoup d’autres personnes à Samarkand détestaient Nadir, encore plus que Khalid, cela ne faisait aucun doute. Khalid était sous sa protection, alors que ces gens étaient ses ennemis : proches d’un adversaire mort, en prison ou en exil, sans doute. À moins qu’ils n’aient pas réussi à se placer lors d’une précédente bataille de palais. Le khan avait d’autres conseillers – courtisans, généraux, parents qui se trouvaient à la cour –, tous jaloux de la parcelle d’attention qu’il leur portait, et envieux de la grande influence de Nadir. Parfois, Bahram avait vent de rumeurs du palais rapportant des complots contre Nadir, mais il n’en connaissait pas les détails. Le fait que leur association, involontaire, avec Nadir puisse leur causer du tort par ailleurs était pour lui d’une injustice criante ; leurs affaires lui valaient déjà suffisamment de souci.
Un jour, cette impression d’avoir des ennemis cachés se trouva vérifiée : Bahram était en visite chez Iwang, quand deux cadis qu’il n’avait jamais vus apparurent à la porte de la boutique du Tibétain, escortés par deux des soldats du khan et un petit troupeau d’oulémas de la madrasa de Tilla Kari. Ils demandèrent à voir les reçus prouvant qu’Iwang avait bien payé ses taxes.
— Je ne suis pas un dhimmi, dit Iwang avec son calme habituel.
Les dhimmis, ou « gens du livre », étaient ces incroyants qui étaient nés et vivaient au khanat, et devaient s’acquitter d’une taxe particulière. L’islam était la religion de la justice, et tous les musulmans étaient égaux devant Dieu et la loi ; mais de tous les citoyens du bas de l’échelle, les femmes, les esclaves et les dhimmis, ces derniers étaient les seuls à pouvoir changer de statut en décidant de se convertir à la vraie foi. En effet, on se rappelait un temps lointain où régnait la loi du « livre ou de l’épée » pour tous les païens, et où seuls les gens du livre – les juifs, les zoroastriens, les chrétiens et les sabins – pouvaient garder leur foi, s’ils y tenaient vraiment. Aujourd’hui, les païens, quelles que fussent leurs origines, étaient autorisés à garder leurs diverses religions, tant qu’ils s’enregistraient auprès du cadi, et s’acquittaient de la taxe annuelle des dhimmis.
C’était banal et simple. Mais depuis que les Safavides chiites étaient montés sur le trône en Iran, le statut légal des dhimmis s’était affaibli – non seulement en Iran, où les mollahs chiites étaient obsédés de pureté, mais aussi dans les khanats de l’Est. La question était laissée à la discrétion des autorités locales. Ainsi qu’Iwang l’avait déjà fait remarquer, l’incertitude elle-même faisait partie de la taxe à payer.
— Vous n’êtes pas un dhimmi ? releva l’un des cadis, surpris.
— Non, je viens du Tibet. Je suis un mustamin.
Les mustamins étaient les visiteurs étrangers, autorisés à vivre pour un temps donné en terre musulmane.
— Avez-vous un aman ?
— Oui.
C’était le sauf-conduit délivré aux mustamins, renouvelé chaque année par le khanaka. Alors, Iwang alla chercher un parchemin dans son arrière-boutique, et revint le montrer aux cadis. Les cadis examinèrent attentivement les nombreux sceaux de cire apposés au bas du document.
— Il est resté huit ans ! se plaignit l’un d’eux. C’est plus que la loi ne l’autorise !
Iwang haussa les épaules.
— On me l’a renouvelé ce printemps.
Un lourd silence s’abattit alors que les hommes examinaient de nouveau les sceaux.
— Un mustamin ne peut être propriétaire, nota quelqu’un.
— Tu es propriétaire de cette boutique ? demanda le chef des cadis, qui allait de surprise en surprise.
— Non, répondit Iwang. Bien sûr que non. Je me contente de la louer.
— Tous les mois ?
— J’ai un bail renouvelable chaque année. Après le renouvellement de mon aman.
— D’où viens-tu ?
— Du Tibet.
— Tu as une maison, là-bas ?
— Oui. À Iwang.
— De la famille ?
— Des frères et des sœurs. Pas de femme ni d’enfants.
— Alors, qui habite ta maison ?
— Une de mes sœurs.
— Tu rentres bientôt ?
Iwang attendit un instant.
— Je ne sais pas, répondit-il.
— Tu veux dire que tu n’as pas l’intention de repartir chez toi ?
— Non, je pense repartir… Mais, les affaires marchent bien, ici. Ma sœur m’envoie des lingots d’argent, dont je fais des objets. C’est Samarkand.
— Oui, et les affaires y seront toujours bonnes ! D’ailleurs, pourquoi partirais-tu ? Tu devrais être un dhimmi, tu es un résident permanent ici, un sujet païen du khan.
Iwang haussa de nouveau les épaules, montra le document. C’était Nadir qui avait apporté ça au khanat, songea Bahram, quelque chose qui venait du cœur de l’islam : la loi était la loi. Les dhimmis et les mustamins étaient protégés par contrat, chacun à leur façon.
— Il ne fait même pas partie des gens du livre, dit un des cadis avec indignation.
— Nous avons beaucoup de livres au Tibet, signala Iwang, faisant comme s’il n’avait pas compris.
Les cadis se sentirent offensés.
— Quelle est ta religion ?
— Je suis bouddhiste.
— Alors tu ne crois pas à Allah, tu ne pries pas Allah ?
Iwang ne répondit pas.
— Les bouddhistes sont polythéistes, dit l’un des cadis. Comme les païens que Mahomet a convertis en Arabie.
Bahram s’avança devant eux.
— « Il n’y a pas de contrainte en religion », dit-il en citant le Coran. À toi, ta religion, à moi, ma religion. C’est ce que le Coran nous enseigne !
Les visiteurs le dévisagèrent froidement.
— N’es-tu pas musulman ? demanda l’un d’eux.
— Bien sûr que je le suis ! Vous le sauriez si vous connaissiez la mosquée de Sher Dor ! Je ne vous y ai jamais vus – où priez-vous le vendredi ?