— À la mosquée de Tilla Kari, répondit le cadi, maintenant fâché.
Ce qui était des plus intéressants, la madrasa de Tilla Kari étant le lieu de réunion des groupes d’étudiants chiites, opposés à Nadir.
— « Al-kufou millatun wahida », dit l’un d’eux.
C’était une contre-citation, ainsi que l’appelaient les théologiens. « L’incroyance est une religion. »
— Seul le digaraz peut se plaindre de la loi, rétorqua Bahram.
Les digaraz étaient ceux qui parlaient sans rancune ni malice, des musulmans d’une neutralité bienveillante.
— Tu n’en es pas un, reprit Bahram.
— Toi non plus, jeune homme.
— Mais c’est vous qui êtes là ! Qui vous a envoyés ? Vous défiez la loi de l’aman, qui vous y autorise ? Sortez d’ici ! Vous n’avez aucune idée de ce que cet homme fait pour Samarkand ! C’est une insulte à Sayyed Abdul lui-même, c’est l’islam que vous insultez ! Dehors !
Les cadis ne bougèrent pas, mais quelque chose dans leur attitude montrait qu’ils étaient sur leurs gardes. Le chef dit, en regardant l’aman d’Iwang :
— Nous en reparlerons au printemps prochain.
D’un geste de la main qui ressemblait à celui du khan, il conduisit les autres dehors. Bahram les vit s’éloigner le long de l’étroit passage qui sortait du bazar.
Pendant un long moment, les deux amis ne surent quoi se dire, aussi mal à l’aise l’un que l’autre.
Finalement, Iwang lâcha un profond soupir.
— Je croyais que Mahomet avait établi une loi régissant la façon dont les hommes devaient être traités dans le Dar al-Islam ?
— C’est Dieu qui l’a établie. Mahomet n’a fait que la transcrire.
— Tous les hommes libres sont égaux devant la loi. Les femmes, les enfants, les esclaves et les incroyants, un peu moins.
— Tous sont égaux, mais ils ont chacun leurs droits particuliers, protégés par la loi.
— Mais pas autant de droits que les musulmans libres.
— Ils ne sont pas aussi forts, alors leurs droits ne sont pas aussi contraignants. Ce sont des gens qui doivent être placés sous la protection des musulmans libres, dans le respect des lois divines.
Iwang pinça les lèvres.
— Dieu est la force en mouvement dans chaque chose, dit-il. Les formes que prennent les objets en mouvement.
— Dieu est l’amour passant à travers toute chose, acquiesça Bahram. C’est ce que disent les soufis.
Iwang approuva.
— Dieu est un mathématicien. Un très grand et très subtil magicien. Nos corps sont aux fourneaux rudimentaires et aux alambics de ton complexe ce que les mathématiques de Dieu sont aux mathématiques.
— Alors, tu reconnais qu’il y a un Dieu ? Je croyais que Bouddha niait l’existence d’un dieu.
— Je ne sais pas. Je parie que certains bouddhistes diraient le contraire. Le vivant sourd du vide. Je ne sais pas, moi-même. Si tout ce que nous voyons n’est entouré que de vide, d’où viennent les mathématiques ? Il me semble qu’elles sont le résultat d’une chose pensante.
Bahram était surpris d’entendre Iwang proférer de tels propos. Il se demandait jusqu’à quel point il croyait ce qu’il disait, après ce qui venait de se passer avec les cadis de Tilla Kari. Bien que cela fasse sens : il était évidemment impossible qu’une chose aussi complexe et belle que le monde puisse parvenir à l’existence sans qu’un Dieu tout-puissant et aimant en soit à l’origine.
— Tu devrais venir à la confrérie soufie, et écouter ce que dit mon professeur, lâcha finalement Bahram, souriant en imaginant le grand Tibétain parmi eux.
Cela dit, leur professeur apprécierait certainement.
Bahram repartit vers le complexe en passant par le caravansérail ouest, où les marchands hindous avaient établi leur campement. Il y régnait une odeur d’encens et de thé au lait. Bahram y termina les quelques courses qu’il avait à faire, achetant des parfums et des sacs de minerais calcinés pour Khalid. Apercevant Dol, qu’il avait connu à Ladakh, il alla le saluer, et prit d’abord le thé avec lui, puis du rakshi, jetant par moments de petits coups d’œil sur les monticules d’épices et les petites figurines de bronze. Bahram tendit le doigt vers les statuettes finement ciselées, et demanda :
— Ce sont vos dieux ?
Dol le regarda, surpris et amusé.
— Certaines sont des dieux, en effet. Celle-ci est Shiva, celle-ci Kali – la destructrice –, celle-ci est Ganesh.
— Un dieu éléphant ?
— C’est ainsi que nous le représentons. Ils ont d’autres formes.
— Mais… un éléphant ?
— As-tu déjà vu un éléphant ?
— Jamais.
— Ils sont très impressionnants.
— Je sais qu’ils sont énormes.
— C’est plus que ça.
Bahram avala une gorgée de thé.
— Je crois qu’Iwang pourrait se convertir à l’islam.
— Il a des problèmes avec son aman ?
Dol rit en voyant l’expression de Bahram, et l’incita à prendre une gorgée de la cruche de rakshi.
Bahram s’exécuta aussitôt, puis continua :
— Crois-tu qu’il soit possible de changer de religion ?
— Beaucoup de gens l’ont fait.
— Mais tu pourrais faire ça ? Tu pourrais dire : « Il n’y a qu’un seul Dieu » ? fit-il en montrant les nombreuses figurines.
Dol sourit.
— Brahma a de très nombreux aspects, tu sais. Et derrière chacun d’eux, il y a le grand Dieu Brahma, qui les contient tous.
— Alors Iwang pourrait être comme ça, lui aussi. Il pourrait déjà croire au seul et unique dieu, le Dieu des Dieux.
— Il pourrait. Dieu se manifeste par autant de façons qu’il y a de gens.
Bahram soupira.
Mauvais air
Bahram venait d’entrer dans le complexe et s’apprêtait à aller parler à Khalid de l’incident chez Iwang quand la porte de l’atelier de chimie s’ouvrit à la volée et que des hommes en surgirent précipitamment, pourchassés par un Khalid hurlant et une épaisse fumée jaune. Bahram tourna les talons et se hâta vers la maison pour empoigner Esmerine et les enfants, mais ils étaient déjà dehors et couraient à toute vitesse. Il les suivit hors du complexe, tout le monde criant et hurlant, et puis, comme le nuage fondait sur eux, ils se laissèrent tomber à terre et se mirent à ramper comme des rats, toussant, hoquetant, crachant et pleurant. Ils dévalèrent la colline en roulant, la gorge, les yeux et les poumons en feu à cause du nuage jaune, empoisonné. La plupart d’entre eux suivirent l’exemple de Khalid et plongèrent tête la première dans le fleuve, n’émergeant que pour de brèves bouffées, en se gardant bien d’inspirer à fond, avant de remettre la tête sous l’eau. Lorsque le nuage se fut dissipé et que Khalid se fut un peu remis, il commença à jurer.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Bahram, qui toussait encore.
— Un creuset d’acide a explosé. Nous faisions une expérience.
— Quel genre ?
Khalid ne répondit pas. Lentement, l’irritation de leurs fragiles muqueuses s’atténua. Le petit groupe détrempé, malheureux, regagna le domaine clopin-clopant. Khalid demanda à ses hommes de nettoyer le laboratoire, puis, suivi de Bahram, se rendit dans son bureau, où il se changea, se lava et coucha quelques notes dans son grand livre, sans doute au sujet de l’expérience ratée.
Sauf que l’échec n’était pas si complet que ça. Tel était, du moins, ce que Bahram déduisit des grommellements de Khalid.
— Qu’essayais-tu de faire, au juste ?