Il griffonnait frénétiquement tout en parlant. Bahram ne l’avait jamais vu aussi agité.
— Ça explique les différences dans les observations, à Ulug Bek. Ça marche pour les planètes, les étoiles dans leurs constellations, sans aucun doute, la trajectoire d’un boulet de canon au-dessus de la Terre, et le mouvement de ces petits animalcules dans l’eau de la mare ou dans notre sang !
Khalid hochait la tête.
— C’est la force de la gravité elle-même, décrite mathématiquement.
— Oui.
— L’attraction est inversement proportionnelle au carré de la distance ?
— Oui.
— Et elle agit sur tout ?
— Je pense.
— Et la lumière ?
— Je ne sais pas. La masse de la lumière proprement dite doit être si faible… Si elle en a une. Enfin, si faible qu’elle soit, sa masse est attirée par toutes les autres masses. Les masses s’attirent.
— Mais ça, fit Khalid, c’est encore une action à distance.
— Oui, répondit Iwang avec un grand sourire. Ta force universelle, peut-être. Qui agit par un biais que nous ignorons. D’où la gravité, le magnétisme, la lumière.
— Une sorte de feu invisible.
— Ou peut-être une chose qui serait au feu ce que les plus petits animaux sont pour nous. Une force subtile. À laquelle rien n’échapperait, malgré tout. Il y en aurait dans tout. Nous vivons tous dedans.
— Un esprit actif en toute chose.
— Comme l’amour, intervint Bahram.
— Oui, comme l’amour, acquiesça Iwang, pour une fois. En ce sens que, sans lui, tout sur Terre serait mort. Rien ne s’attirerait ni ne se repousserait, rien ne circulerait, rien ne changerait de forme, ni ne vivrait d’aucune façon. Ça se contenterait d’être là, mort et froid.
Et puis il eut un sourire, un vrai sourire. Ses joues lisses et brillantes de Tibétain se creusèrent de profondes fossettes, dévoilant ses grandes dents de cheval luisantes.
— Et nous sommes là ! Alors ça doit être ça, vous comprenez ? Tout bouge, tout vit. Et la force agit exactement en raison inverse de la distance qui sépare les choses.
— Je me demande si ça pourrait nous aider à réaliser la transmutation…, commença Khalid.
Les deux autres l’interrompirent :
— Changer le plomb en or ! Le plomb en or !
Ils riaient.
— C’est déjà de l’or, répondit Bahram.
Les yeux d’Iwang se mirent soudain à briller comme si la déesse du foyer s’était trouvée en lui. Il attira Bahram contre lui et l’emprisonna dans une grande accolade laineuse et humide, en fredonnant toujours.
— Tu es un brave homme, Bahram. Un homme très bon. Écoute, si je crois en ton amour, est-ce que je peux rester ici ? Est-ce que ce serait un blasphème à tes yeux, si je croyais à la gravité, à l’amour, et à l’unicité de toute chose ?
Les théories sans application posent problème
Bahram fut bientôt plus occupé que jamais, de même que tous les ouvriers du complexe. Khalid et Iwang débattaient toujours des ramifications du grand dessein d’Iwang, et continuaient à faire toutes sortes de démonstrations, soit pour le tester, soit pour étudier des points qui s’y rattachaient. Mais leurs recherches n’aidaient que très peu Bahram dans ses travaux à la forge, les propositions ésotériques et hautement mathématiques des deux aventuriers de la science étant difficiles, voire impossibles, à utiliser dans le cadre des travaux visant à obtenir un meilleur acier ou de plus puissants canons. Pour le khan, plus c’était gros mieux c’était, et il avait entendu parler des nouveaux canons de l’empereur de Chine, à côté desquels même les canons géants abandonnés par les Byzantins au cours des grandes pestes du septième siècle paraissaient minuscules. Bahram essayait de rivaliser avec ces canons de légende, et avait bien du mal à les fondre, bien du mal à les déplacer, bien du mal à tirer avec sans les faire exploser. Khalid et Iwang avaient des suggestions à lui faire, mais elles ne marchaient pas ; ce qui ne laissait plus à Bahram que la bonne vieille méthode des approches successives que les métallurgistes avaient utilisée pendant des années, revenant toujours à l’idée que s’il pouvait porter son métal fondu à une température supérieure, avec le bon mélange de matières premières, il obtiendrait un métal de bien meilleure qualité. Il s’agissait donc d’augmenter la quantité d’énergie que le fleuve apportait aux hauts-fourneaux, pour produire une température telle que les métaux fondus seraient chauffés à blanc – d’un blanc si brillant qu’on ne pourrait le regarder sans avoir mal aux yeux. Khalid et Iwang observaient ce spectacle au crépuscule, et discutaient jusqu’à l’aube des origines de cette lumière, si claire, que le feu arrachait au fer.
Tout cela était très bien, mais ils avaient beau envoyer toujours plus d’air dans les chaudières à charbon, amener le fer à devenir aussi blanc que le soleil et aussi liquide que l’eau, ou même plus, les canons ainsi forgés continuaient à exploser comme les précédents. Et Nadir pointait son nez, sans prévenir, au courant des tout derniers résultats. Il était clair qu’il avait des espions au complexe et se fichait pas mal que Bahram le sache. Ou plutôt, voulait qu’il le sache. C’est ainsi qu’il apparaissait, mécontent. Et son regard seul disait : Plus, et plus vite ! – alors que ses paroles les assuraient qu’il avait confiance en leur capacité à donner le meilleur d’eux-mêmes, et que le khan était enchanté par les tables des trajectoires. Il disait :
— Le khan est impressionné par le pouvoir qu’ont les mathématiques à repousser les envahisseurs chinois.
Bahram hochait gravement la tête, accablé, pour montrer qu’il avait parfaitement compris le message, que Khalid affectait minutieusement de ne pas entendre. Il se gardait bien de demander qu’on lui garantit un aman pour Iwang, au printemps prochain, pensant qu’il valait mieux attendre un meilleur moment pour faire appel au bon vouloir de Nadir, et retournait à l’atelier essayer autre chose.
Nouveau métal, nouvelle dynastie, nouvelle religion
À titre de simple exercice, Bahram s’intéressa donc à un métal gris, terne, qui ressemblait à du plomb au-dehors et à de l’étain au-dedans. Il y avait manifestement beaucoup de soufre dans le mercure – si l’on pouvait se fier à cette description des métaux –, mais il était, de prime abord, si difficile à voir qu’on pouvait ne pas le remarquer. Il se révéla, lors de toutes sortes de petits tests et expériences, moins friable que le fer, plus ductile que l’or et, en bref, différent de tous les autres métaux mentionnés par al-Razi et ibn Sina, si étrange que ça puisse être. Un nouveau métal ! Il se mélangeait au fer pour former une sorte d’acier dont on avait l’impression qu’il ferait de bons futs de canons.
— Comment pourrait-il y avoir un nouveau métal ? demanda Bahram à Khalid et Iwang. Et comment faut-il l’appeler ? On ne peut pas continuer à dire « le truc gris »…
— Il n’est pas nouveau, répondit Iwang. Il a toujours été là, parmi les autres, mais nous obtenons des températures plus élevées que toutes celles qui ont jamais été atteintes, alors il s’exprime.