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Khalid l’appela « plombor », par plaisanterie, mais faute d’autre nom, celui-ci resta. Et le métal, qu’ils retrouvaient maintenant chaque fois qu’ils fondaient certains minerais de cuivre bleuté, fit partie de leur arsenal.

Les jours se passaient à travailler fébrilement. Les rumeurs de guerre à l’est allaient en s’amplifiant. On disait qu’en Chine les barbares avaient à nouveau fondu sur la Grande Muraille, déposant la dynastie Ming, déliquescente et corrompue, et plongeant cet immense géant dans un tourbillon de violence qui commençait à gagner l’extérieur. Cette fois, les barbares ne venaient pas de Mongolie mais de Mandchourie, au nord-est de la Chine, et on disait que c’étaient les guerriers les plus accomplis que l’on ait jamais vus dans le monde. Il était probable qu’ils allaient conquérir et détruire tout ce qui se trouverait sur leur chemin, y compris la civilisation islamique, à moins qu’une nouvelle invention ne permette de se défendre contre eux.

C’est ce que les gens du bazar disaient, et même Nadir, à sa façon plus tortueuse, confirmait qu’il se passait quelque chose ; l’impression de danger ne cessa de grandir alors que l’hiver passait et que le temps des campagnes militaires revenait. Le printemps, l’époque de la guerre et de la peste, les deux armes favorites de la mort à six bras, disait Iwang.

Bahram passa ces mois à travailler comme si un immense orage, porteur de désastre potentiel, planait perpétuellement sur l’horizon, qu’il essayait de déborder en s’opposant aux vents dominants. Cela assombrissait le bonheur qu’il connaissait au sein de sa petite famille et de celle, plus large, du complexe : son fils et sa fille courant en tous sens, ou récitant nerveusement leurs prières, impeccablement vêtus par Esmerine, les plus polis des enfants – sauf quand ils piquaient des colères d’une violence telle que leurs parents n’en revenaient pas. C’était l’un de leurs principaux sujets de conversation, dans les profondeurs de la nuit, quand ils n’arrivaient pas à dormir et qu’Esmerine sortait brièvement pour se soulager, puis revenait se coller contre lui. Ses seins étaient alors comme des gouttes de pluie argentée qui brillaient à la lueur de la lune et sous les caresses de Bahram. Il cherchait à les réchauffer, comme pour les endormir dans le monde de l’amour au cœur de la nuit, l’un de ces moments bénis de la vie, un de ces moments de grâce du sommeil, le rêve du corps, tellement plus tendre et chaud que n’importe quelle autre partie du jour qu’il était parfois difficile de croire, le matin, qu’il avait vraiment eu lieu, qu’Esmerine – Esmerine, si austère dans ses manières comme dans sa façon de s’habiller, Esmerine, qui faisait travailler les femmes aussi durement que Khalid dans ses accès de tyrannie, et qui ne parlait jamais à Bahram, ou ne le regardait jamais que de façon parfaitement informelle, comme il se devait – qu’Esmerine et lui avaient vraiment été transportés dans ce tout autre monde de la passion, sous leurs draps, dans les profondeurs de la nuit. Quand il la regardait travailler, l’après-midi, Bahram se disait que l’amour changeait tout. Dans le fond, ils n’étaient que des animaux, des créatures que Dieu avait faites assez semblables aux singes ; et on ne voyait pas pourquoi les seins d’une femme n’auraient pas ressemblé aux pis d’une vache, se balançant inélégamment alors qu’elle se penchait pour effectuer une tâche ou une autre ; mais l’amour en faisait des orbes de la plus grande beauté, et il en allait de même pour le monde entier. L’amour faisait entrer toute chose dans une dimension à part, et il n’y avait que l’amour qui pouvait les sauver.

En cherchant d’où pouvait venir ce « plombor », Khalid se replongea dans ses vieux volumes, et il s’arrêta avec intérêt sur un passage du classique de Jabir ibn Hayyam : Le Livre des propriétés, écrit dans les premières années du jihad. Jabir y faisait la liste de sept métaux : l’or, l’argent, le plomb, l’étain, le cuivre, le fer et le kharsini, ou bronze chinois – d’un gris terne, argent quand il était poli, et que les Chinois appelaient paitung, ou « cuivre blanc ». Jabir écrivait que les Chinois en avaient fait des miroirs capables de guérir les maladies des yeux de ceux qui regardaient dedans. Jabir suggérait en outre que le kharsini faisait aussi des cloches au tintement particulièrement mélodieux. C’est ainsi que Khalid fondit le reste de la quantité qu’ils avaient sous la main pour en faire des cloches et vérifier si leur tintement était bien « particulièrement mélodieux », ce qui aurait permis de confirmer l’identification du métal. Tout le monde s’accorda à dire que les cloches tintaient très joliment en vérité ; mais les yeux de Khalid n’allèrent pas mieux après qu’il eut regardé dans un miroir fait de ce métal.

— On va dire que c’est du kharsini, maugréa Khalid. Qui sait ce que ça peut être, ajouta-t-il avec un soupir. Nous ne savons rien.

Mais il continua à faire différentes expériences, à écrire de volumineux commentaires sur chacun de ses essais, pendant les nuits – et plus d’une aube – sans sommeil. Iwang et lui poursuivaient leurs recherches. Khalid donna l’ordre à Bahram, Paxtakor, Jalil et tous les vieux ouvriers de ses ateliers de construire d’autres télescopes, des microscopes, des jauges à pression et des pompes. Le domaine était devenu un endroit où leurs compétences en métallurgie et en mécanique se combinaient pour leur donner tous les moyens de faire de nouvelles choses ; quand ils avaient l’idée d’un nouvel objet, ils pouvaient toujours en réaliser un premier prototype, primitif et grossier. Ensuite, les vieux ouvriers parvenaient à faire de meilleurs moules, affinaient leurs outils ; Khalid et Iwang procédaient à de nouvelles expériences, affinaient leurs calculs, leurs méthodes, au fur et à mesure qu’ils avançaient. Tout – des subtilités de l’horlogerie à la force massive des roues à eau ou des fûts de canon – pouvait être amélioré. Khalid démonta un métier à tisser les tapis persans pour étudier toutes ses petites pièces de métal, et fit remarquer à Iwang que, combiné avec un engrenage à crémaillère et équipé au lieu de fuseaux de timbres en forme de lettres, disposés de façon à pouvoir être encrés et pressés contre le papier, le système pourrait écrire toute une page d’un seul coup, et répéter l’opération aussi souvent que souhaité. Les livres deviendraient aussi communs que des boulets de canon. Iwang avait ri, et répondu qu’au Tibet les moines avaient sculpté des blocs d’imprimerie similaires, mais que l’idée de Khalid était meilleure.

En attendant, Iwang poursuivait ses travaux mathématiques. Une fois, il dit à Bahram :

— Il fallait être un dieu pour imaginer ces choses, puis s’en servir pour faire un monde ! Si nous en identifions ne serait-ce que la millionième partie, nous en découvrirons peut-être plus qu’aucun être intelligent n’en a jamais su depuis l’aube des temps, et nous verrons clairement l’esprit divin.

Bahram hocha la tête, incertain. Il savait, maintenant, qu’il ne voulait pas qu’Iwang se convertisse à l’islam. Ça ne lui paraissait pas bien, ni pour Dieu ni pour Iwang. Il savait que c’était égoïste de penser ça, que Dieu s’en occuperait. Comme il paraissait qu’il l’avait déjà fait, d’ailleurs, car Iwang ne venait plus à la mosquée le vendredi, ni aux cours d’instruction religieuse du ribat. Dieu, ou Iwang ou les deux, avait compris le point de vue de Bahram. La religion ne pouvait être feinte, ou utilisée à des fins matérielles.

Le dragon mord le monde

Maintenant, quand Bahram se promenait dans le caravansérail, il entendait bien des histoires déplaisantes venues de l’est. Les choses allaient mal, la nouvelle dynastie mandchoue était d’humeur conquérante ; le nouvel empereur mandchou, en bon usurpateur qu’il était, ne se satisfaisait pas du vieil et déclinant empire qu’il avait conquis ; il entendait le revivifier par la guerre, portant ses conquêtes aux rizières des riches royaumes du Sud, Annam, le Siam, la Birmanie, ainsi qu’aux vastes terres vides, arides, au cœur du monde, les déserts et les montagnes séparant la Chine du Dar, sillonnées par les fils de la route de la Soie. Après avoir dévoré cette étendue, ils se jetteraient sur l’Inde, les khanats islamiques, et l’empire savafide. Au caravansérail, on disait que Yarkand et Kachgar étaient déjà prises – ce qui était tout à fait plausible dans la mesure où elles avaient été défendues pendant des décennies par les rares garnisons ming restantes, et par des chefs de guerre. Seuls le bassin de Tarim et les montagnes de Ferghana séparaient le khanat de Boukhara de ces terres désertiques. Or la route de la Soie traversait ces endroits en deux ou trois points. Là où passaient les caravanes pouvaient passer les bannières.